Les enseignements de Thucydide : être puissant pour rester souverain

La puissance géopolitique inquiète bien du monde. Elle produit la violence et le malheur, pensent-ils tous, oubliant que la violence vient de l’homme. Quand les plus sots veulent décroître, les plus fous comptent sur la force des autres. La souveraineté, maîtrise des moyens pour le bonheur commun, ne saurait se passer de la puissance. C’est le savoir que les Grecs nous ont transmis par le stratège Thucydide. 

Puissance et souveraineté

Penser la puissance d’une Nation, c’est vouloir garder ce qu’elle a de plus précieux : la liberté. Le philosophe Philippe Forget écrit que « la puissance est […] pouvoir faire, capacité de faire des choses ou capacité d’activité constructive ou destructive entre les êtres et les choses ». Décider de faire et refuser de faire, voilà l’aspect essentiel de la liberté. Philippe Forget induit un autre aspect de la puissance, la capacité à construire ou à détruire. Construire génère la vie, détruire tue la menace. 

La souveraineté ne peut pas se penser sans la puissance. Elle permet à l’État de poser des choix libres, de fructifier le bon et détruire le danger. Les Romains théorisent la puissance en deux mots bien distincts : l’auctoritas et la potestas. L’auctoritas est l’autorité morale, tandis que la potestas est la capacité d’employer la force. La puissance s’impose donc à l’intelligence et aux faits. Au Moyen-Âge, l’idée se retrouve dans la suzeraineté : le roi n’est vassal de personne. Princes et nobles sont ses vassaux directs ou indirects. Le premier à l’avoir exprimée est le roi Philippe le Bel face à l’empereur romain-germanique, en 1302 ou 1303 : « Le roi est empereur en son royaume ». L’idée est désormais bien imprégnée en France : la puissance, c’est la souveraineté sans partage ni inféodation. Cette idée suivra son cours sous la Renaissance, l’absolutisme, les Lumières et les Révolutions. Puis, le monde devenu global, les États-Unis ont assemblé toutes les facettes de la puissance dans l’addition entre soft power et hard power, où l’on retrouve la différence modernisée entre auctoritas et potestas à l’échelle des Relations internationales. 

Aujourd’hui plus que jamais, face aux enjeux de souveraineté, il est nécessaire de chercher la puissance. Froidement. 

Quels en sont les éléments clés ? C’est la question que tous les gouvernants se posent depuis toujours. La réponse se trouve chez Thucydide, stratège athénien, auteur de l’incontournable « Guerre du Péloponnèse ». Cette œuvre monumentale ne raconte pas seulement le conflit qui opposa Sparte et Athènes. Elle est une somme d’enseignements géopolitiques, le livre de chevet de ceux qui ont charge d’un peuple. Être puissant pour être souverain, c’est la leçon que nous donne Thucydide. 

Le premier élément de la puissance, et le plus important : les hommes

Face aux géants géographiques ou démographiques — parfois les deux — comme la Chine, la Russie ou les États-Unis, on pourrait croire que la taille est synonyme de puissance. En réalité, la superficie ou le nombre ne sont pas nécessairement des atouts. Les pays de plusieurs centaines de millions de personnes peinent à s’occuper de tous les leurs, et à maintenir la paix sociale. Quant à la géographie, elle n’est exploitable que par les infrastructures. L’immensité du Xinjiang pénalise Pékin, et la Sibérie ne valorise pas tout à fait la Russie. 

La géographie est néanmoins incontournable pour penser la puissance. Napoléon se trompe lorsque dans une lettre au roi de Prusse, évoquant la Russie, il écrit que : « la politique de toutes les puissances est dans leur géographie ». Cette vision déterministe est fausse. L’histoire est écrite par un peuple qui fait ses choix. Ce que pense Vidal de La Blache dans le Tableau géographique de la France (1903) est bien plus juste : « L’histoire d’un peuple est inséparable de la contrée qu’il habite ». Les hommes font des choix pour construire ou détruire, et ces choix s’adaptent ou non à la géographie. 

Thucydide nous le montre clairement en accordant de nombreuses lignes aux choix stratégiques d’Athènes. Cité fondée près de la mer, au creux d’une demi-lune formée par l’Attique où s’étalent des plaines fertiles, Athènes est protégée à l’ouest et au nord par une barrière de montagnes. Au bout à l’est, des montages regorgent de cuivre, de plomb et d’argent. L’ouverture sur la mer laissa naturellement les Athéniens devenir un peuple de marins. Mais, l’auteur nous montre que c’est Thémistocle qui a vraiment pensé la capacité de projection, le dynamisme commercial et la domination sur les eaux. Sans ses choix décisifs, Athènes ne serait jamais devenue la force maritime, commerciale et culturelle qu’elle devint. Périclès le dit : « La marine est, autant que chose au monde, affaire de métier ; elle n’admet pas un entraînement venant à l’occasion comme un à côté : il faut plutôt que l’on n’ait point d’autre activité à côté. »

Les décisions d’un peuple reflètent un état d’esprit, premier et principal élément de la puissance. C’est cela-même qui fait la supériorité d’Athènes sur Sparte au commencement de la guerre. Lors des discussions pour décider de la guerre, les Corinthiens blâmant l’immobilisme spartiate ont compris que la puissance d’Athènes est d’abord intellectuelle. 

« Quelle différence, quelle différence totale avec vous ! Ils aiment les innovations, sont prompts à concevoir et à réaliser ce qu’ils ont résolu ; vous, si vous vous entendez à sauvegarder ce qui existe, vous manquez d’invention et vous ne faites même pas le nécessaire. Eux se montrent audacieux, au-delà même de leurs forces ; hardis, au-delà de toute attente, pleins d’espoir même dans les dangers. [….] Ils agissent et vous temporisez ; ils voyagent à l’étranger et vous êtes les plus casaniers des hommes. […] Victorieux, ils vont de l’avant tant qu’ils peuvent. Sont-ils vaincus, ils cèdent le moins de terrain possible. Quand il s’agit de défendre leur ville, ils font abandon complet de leur corps ; mais ils ne se laissent pas ébranler dans leurs résolutions, quand il faut agir pour elle. S’ils échouent dans leurs conceptions, ils se croient dépouillés de leurs propres possessions […] Toutes leurs entreprises, ils les poursuivent à travers des difficultés et des dangers incessants. Ils jouissent très peu du présent, parce qu’ils veulent toujours acquérir davantage ; c’est qu’à leurs yeux, il n’y a pas d’autre fête que l’accomplissement du devoir : un repos sans occupation leur pèse plus qu’une activité pénible. […] Et c’est au moment où une pareille ville se dresse en face de vous, Lacédémoniens, que vous temporisez. »

Le nombre n’est pas nécessairement un atout, mais sa maîtrise est une force. Si Athènes et Sparte sont presque similaires en population, la différence entre les hommes libres et les esclaves est très importante à Sparte. Pour 15 000 Spartiates, on comptait environ 160 000 hilotes (esclaves). La crainte d’un soulèvement massif des esclaves était l’une des raisons de l’immobilisme. En revanche, chaque cité grecque maîtrisait l’arrivée des étrangers venus pour s’installer. Tous devaient apporter prospérité et sécurité.

Les Grecs avaient compris par la philia que la reconnaissance de soi dans l’autre fait l’unité. La force de la culture, de la langue, la religion, l’éducation d’un peuple lui donnent sa paix sociale et sa capacité à rayonner. 

La souveraineté

Deuxième élément de la puissance, la souveraineté, raison pour laquelle il n’y a pas de souveraineté sans puissance, ni de puissance sans souveraineté. Athéniens et Spartiates ne sont soumis à personne. Ils cherchent toujours à agir selon leur intérêt. Les cités secondaires comme Corinthe et Thèbes restent soumises aux décisions de Sparte, qui ne servent pas forcément leurs besoins. 

Dans la Grèce du Ve siècle avant le Christ, les cités survivent si elles sont en mesure de se défendre elles-mêmes. Nombreuses sont les villes soumises ou rasées par les expéditions. Thucydide nous montre que la plus grande erreur est de croire qu’on peut confier sa défense au puissant allié, ou compter seulement sur lui. Sparte a ainsi abandonné les Méliens à leur sort quand les Athéniens ont attaqué. Dans un fameux discours pour obtenir la reddition de Mélos, les Athéniens prononcent cette phrase terrible de réalisme géopolitique : « la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. »

La souveraineté est nécessairement liée aux moyens de la puissance. Elle permet d’avoir la maîtrise des outils pour construire ou détruire. On pense notamment à la monnaie. Frapper sa propre monnaie est une marque de souveraineté et une volonté de maîtriser son économie. Sparte n’avait jamais vraiment pris cet outil au sérieux. Son économie était fondée sur l’échange en nature ou utilisait une incommode monnaie de fer. Elle était la seule cité à ne pas frapper de monnaie d’or ou d’argent. Quant au trésor public, il était quasiment inexistant. Athènes en revanche possédait une monnaie forte et répandue, notamment grâce à son commerce. La guerre coûte cher, Sparte n’ayant pas de monnaie ni de fonds, ne pouvait que compter sur la détermination de ses hommes. Mais, une guerre longue contre la Ligue de Délos (Athènes et ses alliés) réclamait des moyens, et notamment une mise à niveau maritime. Le roi spartiate Archidamos l’avait bien compris en disant cette phrase très sage : « la guerre dépend moins des armes que de l’argent qu’on dépense pour elle ». Pour rivaliser avec la puissance économique athénienne, Sparte a dû mendier chez l’ennemi éternel, le roi de Perse. Une trahison pour toute la Grèce, une humiliation pour Sparte. 

La souveraineté demande également une marine forte, une armée entraînée et équipée, des fortifications, un objectif économique, etc. 

Le message universel et l’équilibre

Enfin, le dernier élément de la puissance que nous pouvons tirer des enseignements de Thucydide est le message universel. Athènes était une démocratie. Son message apportait la liberté aux peuples soumis à des rois ou des oligarchies, et jurait de protéger la Grèce face aux Perses. Mais Athènes a transformé ce message en moyen d’hégémonie. La Ligue de Délos formée à la fin des guerres médiques a surtout été utilisée pour soumettre les autres cités qui devaient envoyer de l’argent ou des navires. L’empire était très mal vu en Grèce antique et de nombreuses cités s’inquiétèrent de l’expansion athénienne. Ce fut le cas des cités principales et moyennes comme Corinthe, Thèbes ou Sparte. Lorsqu’Athènes est allée trop loin dans l’hégémonie, la guerre est devenue inéluctable. Il faut voir là, à quel point l’Histoire rappelle les temps présents. Nous portons aussi le message démocratique en camouflant un désir hégémonique. 

Au commencement du conflit, Sparte était soutenue par l’opinion publique. Son message universel est différent : assurer l’équilibre des puissances, libérer les cités de l’hégémonie athénienne. Toute sa stratégie durant la guerre est d’entretenir ce message d’équilibre. Cette idée a su maintenir l’alliance entre Sparte et les autres cités. Elle a même entraîné des défections au sein de la Ligue de Délos. 

Sparte portait un message d’équilibre, elle combattait forcément pour la paix. Les hommes y sont tous sensibles. C’est le message d’équilibre des puissances qui fait aussi la puissance, et la victoire dans les guerres de coalitions.

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L’œuvre de Thucydide est avant tout une œuvre d’expérience politique. Le stratège athénien nous montre que le puissant est libre, le faible meurt. Dans un contexte de guerre, il n’y a pas de troisième voie. 

La Guerre du Péloponnèse nous ouvre des voies de compréhension pour l’avenir. Penser la France comme une puissance complète, avec la force d’Athènes et le message universel de Sparte, est plus que jamais nécessaire. C’était déjà la vision de Richelieu. L’Union européenne, en l’état actuel, n’est pas construite pour assurer la puissance et l’équilibre des pays européens. Au contraire, elle veut effacer les clivages qui ont produit des guerres en aliénant les pays. Grave erreur, délire inaccessible. 

L’abandon de la souveraineté nous laisse vulnérables aux ambitions des autres. Retirer aux pays la maîtrise de sa monnaie, compter sur l’armée des États-Unis en cas de guerre, chercher l’hégémonie sous les habits de la démocratie, oublier que la ressource se trouve dans les hommes, abandonner l’identité forte, la reconnaissance de l’un dans l’autre, la formation des générations à l’excellence et au dépassement de soi, sont autant d’erreurs que les évènements sauront exploiter contre nous. 

Repenser la puissance pour trouver la souveraineté et conserver l’identité, tels sont les enseignements de Thucydide, deux mille quatre cents ans avant nous.

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Aurélien Charvet

Aurélien Charvet

Responsable du site internet de L'Étudiant Libre, étudiant en grande école
Les enseignements de Thucydide : être puissant pour rester souverain
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