Redonner du sens au travail : le modèle corporatif

C’est aujourd’hui le 1er mai, la fête du travail ! L’Étudiant libre vous propose pour l’occasion de revenir sur le modèle corporatif, aboutissement culturel et spirituel du travail occidental.

Il y a quelques jours, Elisabeth Borne a présenté sa feuille de route pour les prochains « cent jours », une manière de s’affirmer à la tête de l’Élysée et d’avancer, alors que la crise de la réforme des retraites n’est toujours pas terminée. Cette feuille de route est cependant marquée par deux grandes absentes : la loi sur l’immigration et la loi sur la qualité du travail que devait proposer Olivier Dussopt au printemps. Cette loi devait venir compléter celle sur les retraites avec un adage « travailler plus, mais travailler mieux ». Exit le bien-être ; le report illustre qu’avec les macronistes travailler plus longtemps sera amplement suffisant. Ce projet de loi était pourtant assez ambitieux : l’exécutif souhaitait encourager les évolutions de carrières, la reconversion ou encore la semaine de quatre jours. On peut saluer l’effort, mais la question se doit d’être posée franchement, la qualité du monde du travail peut-elle changer avec trois mesurettes ? Est-ce que ce ne serait pas au monde du travail de s’organiser ? De la femme de ménage au patron d’entreprise du CAC 40, en passant par la chargée de com’ ou l’employé de PME, ce petit monde, représentant près de 30 millions de Français actifs, ne pourrait-il pas s’entendre et faire lui-même avancer les choses ? 

Les corporations : et pourquoi pas ? 

Ne vous affolez pas, on ne parlera pas ici de regroupement au sein de syndicats soumis à la politique et à l’idéologie qui ont depuis longtemps montré leurs faiblesses, mais bien d’un système où les professionnels d’un même corps de métier pourraient discuter et défendre ensemble leurs intérêts professionnels. Ce système n’a rien de fantaisiste et a fonctionné durant des siècles, jusqu’à sa suppression en 1791, Révolution oblige. Il s’agit de la désuète corporation, qui pourtant se dresse encore comme une alternative crédible au regard des crises sociales profondes que traverse notre pays et à la caducité des politiques qui sont proposées par la République. La crise du travail qui touche notre pays n’est pas si dramatique, contrairement à ce que les médias ou certains élus de la gauche parisienne affirment : 77% des Français se disent satisfaits de leur travail (Kantar Public, septembre 2022). Ce qui est frappant, en revanche, c’est la différence de profil entre les personnes qui ne s’estiment vraiment pas satisfaites et celles très satisfaites : ouvriers d’industrie, employés de commerces, et administratifs d’entreprises d’un côté, contre métiers « indépendants », artisans, chefs d’entreprises et professions libérales, de l’autre. Comment se fait-il que les différences soient si importantes ? Ces différences marquent une fracture sociale, qui mène à une incompréhension profonde entre les groupes, qui ressurgit par exemple à l’heure d’un sujet comme les retraites, les personnes épanouies au travail étant moins dérangées par le fait de travailler plus longtemps. Pourtant, chaque actif est une pierre à l’édifice de la société. Tout le monde, au sein de son corps de métier travaille avec un but commun : celui de produire et servir la communauté nationale. 

Le travail est indispensable à l’homme en société, car il permet de remplir tant sa fonction productive et raisonnable que sa fonction sociable. C’est dans le travail que l’homme peut s’épanouir physiquement et spirituellement. Du moins cela est le cas lorsqu’il bénéficie d’une organisation sociale qui favorise cet épanouissement. Incontestablement, le modèle d’organisation développé depuis le XIXème siècle est provocateur de multiples crises et ne permet pas d’y répondre, malgré toutes les vaines promesses de justice et de progrès, et la réintroduction des syndicats en 1884 sous l’impulsion notamment du catholicisme social. Sans nier évidemment les révolutions qu’a subi le modèle de production avec le machinisme, ni celle de l’organisation du monde du travail avec le management et la gouvernance ; sans négliger non plus les efforts qui ont été faits, en particulier au moment de l’entre-deux-guerres ; enfin, sans prôner ni romancer un retour à la corporation de l’Ancien Régime, il semble judicieux cependant de réévaluer le système corporatif à l’aune de la société, du travail et des crises du XXIème siècle afin de voir comment ce système millénaire a garanti la paix sociale. Donner du sens au travail n’est pas une affaire individuelle, mais elle n’est pas non plus du ressort des politiques publiques. Olivier Dussopt pourra proposer autant de lois qu’il le souhaite : redonner le « goût » du travail est du ressort collectif. Il nécessite dans un premier temps une réorganisation sociale et dans un second temps, un enracinement culturel et local du travailleur.  

L’épanouissement comme critère de réussite

Firmin Bacconnier, disciple de René de La Tour du Pin, explique que sous le régime corporatif, aboli lors de la Révolution, le sort de l’ouvrier était préférable grâce à l’appartenance à une association professionnelle. Appelée d’abord « corps de métier », puis « corporation », cette association protégeait l’enfance ouvrière, assurait à l’artisan un apprentissage, puis de bonnes conditions de travail, des secours en cas de maladies et le « pain de la vieillesse ». La corporation c’était la société d’assurance. Pas la société de l’assistance, qui asservit un citoyen devenu dépendant des aides de l’État, mais la société de l’assurance – celle de voir son effort récompensé et respecté par ses pairs même lorsque surgit une incapacité naturelle, comme la vieillesse, ou accidentelle, à la suite d’un aléa de la vie professionnelle. Elle garantissait un moyen de gagner sa vie honnêtement en travaillant, un moyen de rester utile au sein de son corps de métier par des fonctions adaptées aux conditions, ce qui permettait le maintien d’une activité et donc une place dans la société. 

Le modèle corporatif tel qu’il était sous l’Ancien Régime ne peut évidemment pas être réutilisé intact au XXIème siècle, mais une réflexion mérite d’être menée sur le type d’organisation qui permettrait d’aider le travailleur à être au cœur d’un régime solidaire et actif, où l’épanouissement est mis au cœur des préoccupations. Le modèle corporatif est celui qui a permis durant plusieurs siècles la paix sociale, la prospérité morale et matérielle des classes laborieuses grâce à l’union des « patrons », des « employés » et des « ouvriers » dans des syndicats distincts, eux-mêmes représentés à parts égales dans un conseil corporatif. Ce conseil a vocation à défendre les intérêts du métier à toutes les échelles. La discussion permet d’établir des liens de confiance qui n’ont rien d’étrange : tous sont interdépendants dans le système de production ; tous défendent le même objectif et tirent plus de bénéfice à vivre en bonne intelligence, à trouver des accords, indispensables pour le bon fonctionnement de l’entreprise, qu’à se diviser. On peut retrouver des éléments du système corporatif dans le modèle de l’État-providence tel qu’il a été imaginé à l’origine : aider tout le monde en fonction de ses capacités. Cependant, la centralisation de l’aide et l’ingérence bureaucratique ont fait perdre de vue l’objectif charitable à l’origine du projet. 

À lire également : La foi catholique et la France périphérique : un discret retour à la tradition

Actuellement, on parle beaucoup en politique de la taxe sur les superprofits. Cette taxe repose sur ce qui semble être une simple justice : comment est-il possible que certains s’enrichissent ou que les entreprises continuent de faire des marges, voire les augmentent quand le reste de la population voit son pouvoir d’achat baisser drastiquement, et sombre peu à peu dans la pauvreté ? Il n’est pas acceptable que la production de richesses ne bénéficie qu’à un petit nombre d’oligarques ou de milliardaires. Cependant, si cette taxe était effective, où irait l’argent ? Dans les caisses de l’État ? Pour financer un système d’aide sociale qui encourage l’inactivité ? Qui ne bénéficie pas à tous également ? Qui finance des pays étrangers ? Qui finance un service public coûteux et défaillant ? Si la société du XXIème siècle réinventait la corporation, l’argent gagné par l’entreprise – du patron à la chargée de communication, en passant, par l’ouvrier et la femme de ménage – permettrait une juste répartition des bénéfices. En effet, l’enjeu du corporatisme est la « répartition de la production collective entre chacun », selon l’économiste Alain Cotta. La justice sociale ne peut donc exister que dans un système où prévaut la préférence nationale. L’État-providence avait tenté dans ses débuts d’assurer cette répartition, cependant, la centralisation excessive, dans un État soumis à une idéologie politique cosmopolite et une bureaucratie excessive, a fini par être dévoyé. Une réorganisation sociale plus décentralisée permettrait de rapprocher les intérêts entre tous les membres d’un corps de métier, de favoriser le dialogue social et de recréer du lien. Ce sont ces avancées qui permettront une amélioration effective des conditions de travail.

Un modèle d’abord culturel et spirituel 

Pour cela le travail doit déjà être favorisé à l’oisiveté, et les racines culturelles réaffirmées. Le droit à la paresse est lourd de conséquences tant pour l’âme qui, si elle n’est pas nourrie, s’assèche, que pour le corps qui, s’il n’est pas actif, s’abîme. Faut-il rappeler à notre société qui craint de mourir que les centenaires sont des personnes qui ont été actives toute leur vie ? On peut avoir ainsi une pensée pour Christian Chenay, médecin généraliste toujours en activité, qui à 101 ans, a reçu le 18 avril une médaille de l’Ordre des médecins. Sans faire de cet exemple extrême un modèle à suivre, on peut justement s’interroger sur le sens du travail. Le travail est un haut lieu de socialisation où tous les groupes sociaux, toutes les opinions se rencontrent. Loin de séparer, les liens entre collègues font, ou faisaient partie des premiers lieux de « mixité sociale » pour reprendre la vulgate politiquement correcte. Selon le père dominicain Marie-Dominique Chenu, le travail est facteur d’humanisation en devenant le pivot d’une « socialisation » grâce à laquelle l’humanité franchit « une étape décisive dans sa marche collective ». C’est-à-dire que tous les hommes travaillent, et par ce travail ils créent des liens et sont capables de former une société. La société est alors caractérisée par le fait de réaliser et de transmettre. L’héritage n’est pas seulement matériel, il est culturel et spirituel. Comme le disait Saint Irénée au IIe siècle, « Dieu a fait les choses dans le temps, pour que l’homme, mûrissant en elles, donne son fruit d’immortalité. » Tout comme le corporatisme, le catholicisme est issu d’une longue tradition sociale visant à l’épanouissement de l’homme dans tous les aspects de sa vie terrestre. Pour redonner du sens au travail, il faut repopulariser l’idée que l’enrichissement compulsif n’est pas une finalité. L’argent et la création de capital sont naturels, mais ils doivent servir de manière équitable à tous ceux qui ont participé à leur production. La richesse dans le travail, et c’est là la différence majeure entre le socialisme et le christianisme, n’est pas que matérielle. L’Église et le système corporatif n’ont pas pour objectif de fournir une Scénic, une maison et une télévision aux 67 millions de Français. En effet, comme le dit très bien René de La Tour du Pin : « Le Capital n’est pas l’unique forme de propriété dont un homme puisse tirer légitimement avantage en vertu d’un droit propre. La possession d’une carrière, d’un métier, peut aussi revêtir le caractère d’une propriété quand elle est garantie par la loi. »

Afin de ne pas être dévoyé ni utilisé politiquement, le système corporatif doit s’appuyer sur des valeurs culturelles – en France, celles catholiques. De véritables changements devront être essayés par le bas pour savoir si réellement la corporation pourra faire peau neuve au XXIème siècle. Cependant, après plusieurs mois de confrontations sur les retraites, où le dialogue a cruellement manqué au sein même du monde du travail, empêchant de proposer un plan d’action solide et respecté par tous les partis du monde professionnel, il est urgent de proposer un nouveau modèle. Le corporatisme français fait prévaloir le consensus et une certaine idée de la justice afin de pouvoir après confronter les idées en se connaissant et se respectant. N’est-il pas temps ? 

À lire également : La philia : le premier Bien commun

Eloyse Gain

Eloyse Gain

Étudiante à l'ICES, Eloyse est membre de l'équipe de rédaction du site internet de l'Étudiant libre
Redonner du sens au travail : le modèle corporatif
Retour en haut