La Cour constitutionnelle polonaise a rendu un arrêt en date du 7 octobre 2021 ou elle refuse (partiellement), au grand damne des européistes convaincus, la primauté des dispositions du droit de l’Union sur certaines de ses normes constitutionnelles.
Retour en 1964, année où le juge des communautés européennes a rendu une décision « audacieuse» et avant-gardiste (CJCE 1964 Costa c/ ENEL). En effet, il y proclame que pour assurer un bon fonctionnement et un « effet utile » du droit communautaire, ce dernier doit primer sur les États membres. Signifiant ainsi que les normes internes doivent être conformes aux normes européennes. Cependant le juge de Luxembourg ne s’arrête pas en si bon chemin, puisqu’en 1970 il affirme haut et fort que « la validité [du droit de l’Union] ne saurait être appréciée qu’en fonction du droit communautaire » (CJCE 1970 Internationale Handelsgesellschaft). Ainsi cette lignée jurisprudentielle tend à faire primer toutes les normes du droit de l’Union sur toutes les normes de droit nationale, y compris la Constitution. Ce qui fait l’originalité du principe de primauté est qu’il ne se base sur aucun fondement textuel compris dans les Traités fondateurs. Lors du «projet pour une constitution européenne», il a été question de l’intégrer dans les Traités. Cependant suite à l’échec du Traité Constitutionnel en 2005, cet objectif n’a pu voir le jour. En tout cas pas de la manière initialement prévue. Il est de notoriété publique que le Traité de Lisbonne est une forme d’Ersatz du Traité Constitutionnel en ce qu’il reprend une bonne partie de ses dispositions. C’est donc en 2007 que contre toute attente le principe de primauté du droit de l’Union est cité dans le substitut au projet pour une constitution européenne au sein de la Déclaration 17 (Déclaration relative à la Primauté) qui sera annexé à l’Acte final.
La primauté du droit de l’Union est un principe inhérent à l’identité européenne. Il s’articule donc comme un moyen nécessaire à la bonne pratique et l’efficacité du droit. Les juridictions nationales vont cependant être plus réticentes à admettre cette pratique imposée par le juge communautaire. Le Conseil d’Etat s’opposera catégoriquement dans un premier temps à reconnaître la primauté du droit Communautaire sur le droit national postérieur en refusant d’effectuer un contrôle de conventionnalité de la loi. Il s’estime incompétent pour vérifier la conformité de la loi avec l’article 55C. De fait, il s’agit du rôle du Conseil constitutionnel (C.E. 1968 Syndicat général des fabricants de semoules de France). Cependant face à la position divergente de la Cour de cassation qui admet ce contrôle (C.cass 1975 Jacques VABRES), le Conseil d’Etat acceptera de s’aligner sur cette dernière et reconnaitra la primauté du Traité CEE sur la loi postérieure (C.E. 1989 NICOLO).
Ainsi les contestations implicites comme explicites de la primauté du droit de l’Union européenne sur les normes nationales y compris la Constitution ont toujours été source de nombreuses batailles juridiques. S’opposent en effet d’un côté ceux qui prônent une suprématie totale des normes européennes. Il ne s’agit pas d’entendre « primauté » comme une hiérarchie, mais comme un moyen d’application « efficace » du droit de l’Union. En effet, sans ce principe, la législation européenne perdrait de son efficacité et de son utilité, puisqu’elle ne sera finalement qu’une option, que les États membres peuvent écarter si elle ne leur convient pas. L’Union veut créer une « union sans cesse plus étroite entre les peuples » (art. 1 TUE). En résulte que des législations disparates et une application désunifiée du droit ferait perdre toute cohérence et toute logique à l’Union européenne. A contrario, les détracteurs de cette « primauté » revendiquent une perte sans cesse grandissante de toute souveraineté et identité nationale. Ces concepts, bien que malléables et peu précis, permettent néanmoins de bien cerner le problème. Abandonner toute autonomie nationale au profit d’une Union qui nous dirigerai tous ? Ou bien garder de sa souveraineté en ayant un droit de veto sur les législations unificatrices de l’Union européenne toujours plus intrusives et contraignantes ?
C’est en tout cas un débat qui n’en finit pas. Il ne s’agit cependant pas ici de chercher une potentielle solution. Nombreux sont les auteurs qui s’y sont essayés. Le point central est plutôt d’attirer l’attention sur des pratiques très disparates d’affirmation souveraine entre les Etats membres. Hypocrisie ? Faiblesse ? Ou bien cohérence ? Courage ? Dépeignons ensemble sous le prisme de l’actualité le comportement de quelques Etats membres qui ne manquent pas de vergogne.
Bien évidemment, lorsqu’il est question d’identité nationale ou constitutionnelle, les premiers Etats qui nous viennent à l’esprit sont la Hongrie et la Pologne. Certains les voient comme les chimères de l’Europe, profitant des fonds de relance tout en rejetant les sacro-saints « principes directeurs de l’Union » qui visent à protéger et promouvoir sa vision de l’Etat de droit. Ainsi ces « opportunistes » ne sont bon qu’à saper l’argent communautaire et enchaîner des batailles juridico-politiques contre la Commission, la Cour de justice ou bien le Parlement de Strasbourg.
Le bras de fer qui se joue entre l’Union, la Hongrie et la Pologne s’est relativement intensifié ces derniers mois. En effet la Présidente du Tribunal constitutionnel polonais, Julia Przylebska, a affirmé dans un arrêt rendu le 7 octobre dernier que certaines lois européennes étaient incompatibles avec les Traités, tout en réaffirmant explicitement que la Constitution polonaise ne cesserait de primer sur le droit de l’Union. A tel point que suite à la création de la Chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême polonaise, ayant compétence pour lever les immunités des juges ou agir sur leurs salaires, l’Union accuse la Pologne de porter atteinte aux principes d’impartialité et d’indépendance de la justice visés à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux (droit à un recours effectif et à un tribunal impartial). En résulte que la Pologne refuse d’appliquer le droit de l’Union qu’elle estime contraire à sa Constitution. Par conséquent, la Présidente de la Commission européenne, agacée par cette pratique, dans une prise de parole au Parlement européen, affirme que la décision de la Cour constitutionnelle est une « attaque directe contre l’unité de l’ordre juridique européen ». Elle poursuit en annonçant que la Commission prendrait les moyens nécessaires, puis conclut en énumérant les différentes procédures d’infraction, de protection du budget de l’Union ainsi que l’article 7 TUE qui permet d’engager la responsabilité d’un Etat qui violerait gravement les valeurs fondatrices de l’Union. Nonobstant, ne soyons pas bercés d’illusions, ces menaces restent de facto vaines. Il s’avère que la procédure visée à l’article 7 est bien trop lourde. Tandis qu’au sujet de la privation de droits, qui nécessite une majorité, la Pologne sait qu’elle peut compter sur la Hongrie pour faire barrage. S’agissant des sanctions financières, la Pologne, s’exprimant à ce sujet, évoque sa capacité à s’en sortir eu égard au fond de relance post Covid. Coup de bluff ou vérité, nous le saurons dans les mois à venir.
Tout compte fait, cette tendance à revendiquer l’identité nationale n’est pas nouvelle, et a certainement encore de beaux jours devant elle. Introduite par le Traité de Maastricht en 1992, visée à l’actuel article 4§2 TUE, elle dispose que « L’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les Traités ainsi que leur identité nationale… ».
Ce concept d’identité nationale a été rapidement utilisé devant la Cour de justice. Dans un premier temps comme moyen de défense par l’Allemagne qui revendique sa constitution fédérale comme faisant partie de son identité nationale. Dès lors, la Commission, en sanctionnant tous les Länder pour un manquement qui ne résultait que de trois, avait méconnu « l’organisation constitutionnelle de la République Fédérale d’Allemagne » (CJCE 2004 R.F.A. c/ Commission). Puis la Cour elle-même s’est mise à jouer au jeu « identitaire » en fondant une décision de retrait de particule nobiliaire à une ressortissante allemande vivant en Autriche sur le principe d’égalité faisant partie de l’identité constitutionnelle autrichienne (CJUE 2010 Sayn Wittgenstein).
En résulte que cette tendance est en constante évolution. Certains pays osent revendiquer haut et fort leur souveraineté face au droit de l’Union, tandis que d’autres s’aplatissent et usent de stratagèmes pour ne pas entrer dans le jeu « populiste » de dénonciation.
Malgré sa figure d’élève modèle, cet auto-revendiqué premier de classe a maintes fois été sur le fil du rasoir, prêt à se retrouver au coin pour rejoindre ses compagnons de jeu, la Pologne et la Hongrie.
La saga jurisprudentielle à l’origine de l’arrêt French Data Network en est une preuve concrète. En l’espèce, la France opère une conservation générale de données dans un but de lutte antiterroriste. Cependant ce mode de conservation est contraire aux directives européennes. Dans un arrêt de 2014, la CJUE estimait que cette collecte était une « ingérence » dans les droits fondamentaux des particuliers et a, suite à un contrôle de proportionnalité strict, annulé la directive en cause (CJUE 2014 Digital Rights Ireland). Elle confirmera sa position dans un second arrêt Tele2 en 2016. Cependant la France refusait toujours d’appliquer la jurisprudence européenne. Elle estimait que cette méthode de conservation des données était nécessaire. Ainsi le Conseil d’Etat demanda en 2018 à la Cour de confirmer une dernière fois sa position. Ce à quoi elle répondit en 2020 qu’elle ne changeait pas de perception (CJUE 2020 French Data Network). Elle va tout de même y apporter un tempérament, qui permet en cas de « menace grave, actuelle et prévisible » de conserver les données de manière généralisée. Suite à cet arrêt, la Belgique en tant que bon élève a annulé toutes ses législations contraires à la décision. La France quant à elle s’est engouffrée dans la brèche du tempérament pour justifier la contradiction du droit interne avec le droit de l’Union européenne. Ainsi, la France n’a jamais de facto appliqué le droit de l’Union. Néanmoins elle a choisi la voie de la discussion tout en refusant d’effectuer un contrôle ultra vires (permet d’affirmer que l’Union a outrepassé ses compétences). Après maintes réflexions, le Conseil d’Etat est parvenu à une conciliation des droits européens et français dans le cadre de la sauvegarde généralisée des données mobiles (C.E. 2021 French Data Network). En résulte qu’une approche favorisant le dialogue au duel ne peut qu’être bénéfique. Puisqu’il en ressort que la conciliation effectuée par le Conseil d’Etat permet de garder la lignée initiale qu’avait la France sur les mesures de conservation des données. Cette solution offre une nouvelle vision de l’application du droit de l’Union à l’échelle nationale. Le Conseil d’Etat est en effet capable de retirer ses œillères et tempérer les normes européennes qui tendent à prendre effet dans l’ordre interne de manière non-équivoque. Cette solution nous apporte un début d’optimisme quant à la capacité des juges suprêmes français à s’affirmer, non pas contre le droit de l’Union, mais comme modérateur de la vision uniformisée et unificatrice des institutions européennes avec l’application de leurs normes.
Certes, il a été question de s’interroger sur la cohérence de la France. Néanmoins il ne faut pas perdre de vue que « quand on veut, on peut ». L’émergence ces derniers temps d’une consécration de « Principes inhérents à l’identité constitutionnelle française » offre peut-être une perspective d’apaisement et de compromis quant à l’irréductible primauté. Ils furent certes dévoilés assez tôt, dans une décision du Conseil Constitutionnel (C.C. D.C. 27 juillet 2006). Cependant rien de concret n’en a jamais été dégagé. Ces principes permettent de faire valoir des dispositions constitutionnelles, préalablement reconnues, sur un Traité ou une norme « externe ». C’est dans une décision récente que le Conseil constitutionnel a commencé à cheminer timidement sur le terrain de l’identité constitutionnelle (C.C. D.C. 15 octobre 2021). Dans le cadre d’une affaire avec une compagnie aérienne, il était question de la reconduite en pays tiers de migrants illégaux par ladite compagnie, en application d’une directive européenne. Cependant il n’y eut pas d’octroi d’un pouvoir de police administrative pour effectuer ces reconduites. En effet, une personne privée ne peut posséder un pouvoir de police administrative. Profitant de cette décision, le juge constitutionnel a placé cette
contrainte dans la catégorie de principe inhérent à l’identité constitutionnelle qui peuvent donc permettre de mettre à mal l’application d’une norme conventionnelle qui irait à l’encontre.
Cette ouverture sur de nouveaux horizons du droit de l’Union européenne et ses rapports avec les normes nationales peuvent donner une lueur d’espoir quant à l’émergence de nouvelles pratiques, plus respectueuses des identités nationales et moins abstraites et décoratives que l’article 4§2 TUE.
Alban Bouche