Entre le succès de Marine Le Pen aux élections législatives françaises, celui de Jimmie Åkesson aux législatives suédoises, celui de Giorgia Meloni aux générales italiennes, l’année 2022 semble constituer un cru plus que correct pour le camp nationaliste en Europe. Et lorsque l’on se penche sur le profil des partis et des candidats en question, une caractéristique commune se dégage : leur succès semble systématiquement survenir au terme d’une stratégie de dédiabolisation.
Comprenons par ce terme un peu pompeux un processus de normalisation et de crédibilisation d’une force politique dans le but avoué de constituer une opposition prête et en mesure de prendre le pouvoir. Les relatifs succès de Marine Le Pen dont les résultats électoraux sont sans aucune mesure avec ceux réalisés par son père, mis en parallèle avec le récent feu de paille Zemmour, semblent créditer l’idée du passage obligé par l’essoreuse du politiquement respectable avant tout résultat probant. Et pour s’en convaincre, rien de tel qu’un retour aux sources du mouvement frontiste, dans le contexte exacerbé de l’immédiat post-68.
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— L’Étudiant Libre (@LEtudiant_Libre) October 5, 2022
Entre lissage politique et provocations médiatiques, le Front National de Jean-Marie Le Pen
1972. Michel Sardou chante Le Surveillant Général, les paras britanniques abattent 14 manifestants irlandais lors du Bloody Sunday. A Paris, le parti national-révolutionnaire Ordre Nouveau, rompu aux combats de rue avec les communistes et aux meetings à l’ombre de la croix celtique, voit dans le désordre post mai-68 l’opportunité de profiter de l’apathie de la droite gaulliste, encouragé en cela par les succès du parti fasciste italien MSI et du poujadisme quelques années plus tôt. Les dirigeants décident donc de créer le Front National pour l’Unité Française, qui devra servir de vitrine politique respectable à Ordre Nouveau dans la perspective des législatives de 1973. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui une « union des extrême-droites », « l’enjeu était de trouver un socle commun pour constituer un vaste rassemblement capable d’agir dans le champ politique et électoral, en comptant sur l’essoufflement de la droite modérée » (Un néo-populisme à la française : Trente ans de Front National, Erwan Lecoeur, 2003).
On ne peut parler de dédiabolisation, mais en tous les cas d’un lissage politique. Pour ce faire, les chefs du groupuscule trouvent en Jean-Marie Le Pen, deux fois député poujadiste, pragmatique et intelligent, l’homme de la situation ; à l’époque, ce dernier présente « un profil plus légaliste et modéré que celui des dirigeants du mouvement national-révolutionnaire » ( Le Front National, à la conquête du pouvoir ? Alexandre Dezé, 2011). De même, Ordre Nouveau va s’efforcer de rompre avec l’esthétique SA et paramilitaire du mouvement. À l’occasion du premier meeting du FN en 1972, un journaliste du Monde note : « C’est à peine si on pouvait constater que cette formation [Ordre Nouveau] est partie prenante dans le Front National. Point de ces casques, de ces matraques, de ces croix celtiques que l’on voyait s’aligner quasi militairement lors des meetings d’O.N. Au contraire, un service d’ordre discret, un public plus âgé aussi, et des orateurs plus expérimentés » ( Le Front National veut représenter la droite populaire et sociale, N. J. Bergeroux, Le Monde, 9/11/1972).
Le principe de dédiabolisation est en fait concomitant au FN dès sa genèse. De sa création jusqu’au milieu des années 80, Jean-Marie Le Pen va prendre le contrôle de la nouvelle formation politique et exfiltrer patiemment les éléments trop radicaux d’Ordre Nouveau. Le succès n’est pourtant pas immédiat : le parti n’atteint pas la barre des 1 % aux présidentielles de 1974 et ne parvient même pas à se présenter à celles de 1981. C’est le passage de son leader à l’Heure de Vérité en 1984, sur recommandation du président Mitterrand lui-même qui y voyait le moyen de diviser la droite, qui va crever l’écran. Le Pen réalise une prestation fulgurante : sa verve, sa minute de silence aux « victimes de la dictature communiste », son passé d’officier en Algérie fait un tabac. Le FN, qui ne comptait que 270 adhérents en 1980 (Le Pen de A à Z, Olivier Warin, 1995), passe à 2500 en 1984 ( Rechtsextreme Parteien : eine mögliche Heimat für Frauen ?, chapitre The Front National, Nonna Mayer et Mariette Sineau, 2002). Ce n’est qu’à partir de ce moment que le parti obtient des résultats probants.
Dès lors, Jean-Marie Le Pen, qui a vécu plus de dix ans dans l’anonymat médiatique, devient une figure centrale de la scène politique et, s’il garde une attitude prudente quant à d’éventuels dérapages jusqu’en 1987, il ne se départira plus d’une stratégie de provocation médiatique qu’il estime, dans tous les cas, bénéfique au parti, au grand dam de certains membres (les plus notables étant Bruno Mégret, et plus tard sa propre fille Marine). La stratégie de dédiabolisation conduite en interne à partir des années 90 ne rencontre pas d’opposition frontale du président du parti, qui l’approuve dans un premier temps. Mais alors, comment expliquer cette espèce de courant alternatif lui faisant alterner des périodes de prudence politique et des temps de saillies assassines ?
Les raisons sont multiples. D’abord, Le Pen cultive une image d’homme spontané, jeune d’esprit et anticonformiste, la diabolisation dont il fait l’objet étant dans son esprit la meilleure des preuves de la véracité de son discours. Il déclare ainsi au Monde en 1992 : « Nous avons […] toute notre liberté pour dire notre vérité. Je l’ai fait, je l’ai refait et je le referai. J’appelle un chat un chat et les socialistes des fripons ». Ensuite, il prend conscience à partir de 1987 que le lissage politique n’ouvrira pas à son parti les portes du pouvoir, bien que la dynamique de progression reste positive. À partir de ce moment, ses sorties provocatrices présentent l’avantage de radicaliser son électorat et de l’ancrer dans une logique d’opposition protestataire, la droite modérée érigeant un cordon républicain. D’ailleurs, ces « dérapages » interviennent systématiquement lorsque les perspectives d’alliance sont les plus fortes.
« La provocation est l’un des principaux ressorts du discours et de la stratégie de Jean-Marie Le Pen. Elle s’inscrit dans le prolongement d’une culture de la provocation propre à une droite nationaliste, activiste et populiste qui a émergé en France lors du boulangisme et de l’affaire Dreyfus et s’est ensuite incarnée dans les ligues puis le poujadisme politique. Cette culture ne fait pas l’unanimité au sein d’une extrême droite française plurielle. Mais elle s’impose en raison de son efficacité politique et médiatique, dans un contexte marqué par une défiance croissante à l’égard des formes traditionnelles de la représentation politique. Les provocations lepénistes participent de l’image d’un chef non conformiste, sincère, autoritaire, mais aussi victime des autres acteurs du monde politique. » ( Le Pen, un provocateur en politique (1984-2002), Mathias Bernard, dans Vingtième Siècle Revue d’Histoire, 2007/1, n° 93)
Et en effet, malgré les célèbres « bons mots » du président du FN, au nombre desquels l’affaire du « détail » en 1987 et le calembour « Durafour-Crématoire » en 1988, le parti observe une progression constante aux présidentielles de 1988 (rappelons qu’il n’avait même pas pu envoyer de candidat en 81), 1995 et 2002, date à laquelle il est qualifié au second tour avec presque 5 millions d’électeurs. 2007 sera la dernière élection présidentielle du Menhir, élection décevante puisque le discours outrancièrement droitier de Nicolas Sarkozy avait amené une partie des électeurs frontistes à glisser un bulletin UMP, le FN finissant 4e à 10 % des voix ; le leader historique du parti, déjà doyen des élections de 2002 et 2007, cède sa place à sa fille Marine en 2011.
Mégret puis Marine, deux faucons à la conquête du pouvoir
Certains cadres du parti ont toujours contesté la stratégie de provocation du Menhir, conscients que cela créerait nécessairement un plafond de verre quasi-infranchissable. Mais au Front National, on ne désobéit pas au chef. Ce n’est qu’au début des années 1990 que la stratégie de dédiabolisation va faire son galop d’essai, sous la direction de Bruno Mégret, un polytechnicien en provenance de la droite institutionnelle.
Le mot semble avoir été inventé par un journaliste du Monde en 1989, à l’occasion de l’université d’été du Front, cette stratégie s’accompagnant alors de diatribes sur « l’égalitarisme totalitaire » et « la pseudo-philosophie des Lumières, inspirée par certaines obédiences maçonniques ».
Une note interne, datée de 1992, identifie 7 axes de travail dans le sens d’une normalisation, parmi lesquels :
– « Combattre la qualification d’extrémiste »
– « Éviter de donner prise à la diabolisation », et pour ce faire, « le vocabulaire d’avant-guerre doit être proscrit »
– « Contre-attaquer les médias » (Le Front National de 1972 à nos jours, Valérie Igounet, 2014).
Cette même note met en évidence 3 directives :
– Faire du travail sémantique : il faut « rassurer, plaire et faire rêver (…), vendre de l’amour »
– Élargir les thématiques sans se cantonner aux thèmes de prédilection, jusqu’à aller piocher dans le patrimoine politique d’autres partis
– Insister sur le social et « récupérer le mythe de la justice sociale que s’est appropriée la gauche » ( Réuni à La Baule, le Front national met en forme sa réflexion sur les avantages de l’exclusion, Olivier Biffaud, Le Monde, 2/9/1989).
Cette stratégie « mégrétiste » semble être suivie par Jean-Marie Le Pen de 1990 à 1996, le leader frontiste ne commettant pas d’impair à cette période. Mais sa sortie sur « l’inégalité des races » en 1996 et l’affichage public avec un ancien SS à Munich en 1997 provoquent le départ de Bruno Mégret, convaincu que le principal obstacle à l’accès au pouvoir est bel et bien le chef du parti. La scission manque de tuer le Front National, qui est sauvé par l’accès au second tour en 2002. C’est à l’occasion de ce schisme que Marine Le Pen prend du galon : partisane de la ligne « Ni droite ni gauche » et hostile aux volontés mégrétistes de rapprochement avec le RPR, elle mène la « purge » au sein du parti.
Bien qu’hostile à Bruno Mégret, Marine est convaincue par les manifestations-fleuves de 2002 que la stratégie de provocation de son père barre la route du pouvoir. Aussi, en 2005, lorsque le chef dérape sur l’occupation allemande, elle se met en congé du bureau exécutif pour marquer son désaccord. En 2006, elle suscite de vives réactions au sein du parti en choisissant une jeune Magrébine comme égérie d’une affiche électorale pour la campagne de son père. En 2011, lorsqu’elle succède à son père à la tête du Front, battant le candidat de tendance traditionaliste Bruno Gollnisch, elle déclare que son objectif est de « transformer le Front National » pour en faire un « parti renouvelé, ouvert, efficace » et « un instrument de conquête du pouvoir ». Ses lieutenants d’alors, au premier rang desquels Florian Philippot et Louis Aliot, lancent alors une politique d’irréprochabilité au sein du parti, prenant leurs distances avec les origines du Front et excluant les éléments les plus extrémistes du parti, au grand dam de son fondateur.
En 2011, Marine Le Pen exclut l’identitaire Alexandre Gabriac pour un salut fasciste, contre l’avis de son père. En 2014, elle condamne « une faute politique » lorsque Jean-Marie évoque une « fournée » en parlant de Patrick Bruel et supprime son « journal de bord » du site du FN. En 2015, suite à des propos polémiques sur les chambres à gaz et sur le maréchal Pétain, elle s’oppose à sa candidature pour les régionales en PACA et l’exclut du Front National. En 2017, elle pousse sa nièce Marion Maréchal, de tendance identitaire et conservatrice, vers la sortie, pour finalement changer le nom historique du parti en 2018 ; le Rassemblement National est né. Cette politique de refondation complète du parti et de dédiabolisation avancée restera toujours condamnée par le Menhir, qui taclera tour à tour les « gens récemment arrivés au Front national venant d’autres partis politiques » qui n’ont pas de « sentiment à l’égard d’un drapeau qui flotte depuis quarante ans et qui a coûté cher à ceux qui l’ont planté et défendu », la dédiabolisation qu’il a toujours vue comme « un leurre, puisque ce sont nos adversaires qui nous diabolisent » et « la mafia des hétérophobes du FN » qui l’ont « sacrifié sur l’autel de la pensée unique ».
Une stratégie pratico-pragmatique clé dans le succès de la Droite Nationale
D’aucuns pourraient s’ingénier à décorréler les succès sans précédent du Front National (et des partis européens évoqués au début) de la stratégie de dédiabolisation entreprise par Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du parti. Les faits restent néanmoins têtus. Alors que l’électorat de son père se constituait de fidèles dont le nombre, certes, croissait chaque année mais stagnait entre 4 et 5 millions de voix au premier tour des présidentielles entre 1988 et 2007, Marine a pu rassembler 8 millions d’électeurs au premier tour de 2022, et convaincre 13 millions de Français de glisser un bulletin « extrême-droite » au second tour. De même, alors que Jean-Marie Le Pen n’avait réussi à envoyer qu’un seul ou aucun député à l’Assemblée lors de chaque élection législative entre 1988 (date de la fin de la proportionnelle) et 2007, Marine a réussi à en catapulter 89 à l’Assemblée cette année.
Bref, le constat est sans appel : le RN occupe une place dans le paysage politique français qu’il n’avait jamais entrevu sous l’ère du Menhir, profitant notamment du travail sur l’axe social pour amener les ouvriers et les classes défavorisées au vote Le Pen, ce qui ne constituait pas une évidence : en 2002, 23 % des ouvriers et 22 % des employés avaient voté FN contre 45 % et 42 % en 2021. On comprend dès lors que, constatant une stagnation flagrante parmi les classes aisées et surdiplômées, Marine se soit approprié un discours anti-mondialiste et anti-libéral pour ramener dans son giron des voix qui échouaient auparavant dans les mains de la gauche, tout en se gardant des polémiques liées à la Seconde Guerre mondiale ou à une vision trop conservatrice de la société. Alors oui, avec ce « nouveau FN », on a perdu une dimension racialo-identitaire, une dimension maurassienne et, probablement, une certaine dimension catholique. Mais on a gagné 89 sièges à l’Assemblée, des départements entiers, des mairies dont la gestion montre des résultats concrets (les Biterrois et les Catalans approuveront), bref : une partie (encore trop infime) du pouvoir. Sa conquête est la seule logique à l’œuvre aux yeux du RN actuel. Maintenant, au « peuple de droite » de choisir : éternels perdants, ou enfin une chance de finir victorieux ? Pour ceux qui sont fatigués des défaites encourageantes, la dédiabolisation constitue sans doute la lie du calice…