L'Étudiant Libre

Itinéraire d’un géant : Entretien avec Gérard Chaliand

Si l’aventure avait un visage, elle prendrait les traits de Gérard Chaliand. Né en 1934 à Etterbeek (non loin de Bruxelles), il est un homme à la vie incomparable. Il a voyagé dans plus de 140 pays, et s’est particulièrement intéressé aux conflits irréguliers. De 1954 à aujourd’hui, il s’est ainsi rendu au plus près des guérillas et des mouvements insurrectionnels des quatre coins du monde. À 88 ans, il est un spécialiste reconnu des relations internationales, et un homme de lettres remarquable. Retour sur un parcours hors normes.
Dresseur d'aigle de l'Altaï, Afghanistan

Question un peu naïve mais néanmoins fondamentale : comment en êtes-vous venu à ne vouloir que d’une vie d’aventure ? Pour beaucoup, les aventures ne sont que des parenthèses dans une vie régulée. Pour vous, l’aventure a semblé une fin en soi…

Effectivement, j’ai connu beaucoup de gens qui, vers 18 ans, ou après le service militaire (comme cela se faisait jadis), décidaient de vivre quelque chose d’intéressant, et à qui on disait après dans leur milieu « Maintenant, il est temps de faire quelque chose de sérieux. », et donc qui arrêtaient. Personnellement, vers 16 ans, j’ai été influencé par divers bouquins, notamment « Bourlinguer », de Blaise Cendrars, où il racontait les aventures qu’il avait vécues, et celles qu’il n’avait pas vécues mais dont il avait rêvé. Et je me suis dit que de toute façon, il était certain que je ne voulais pas travailler de 8 heures à 18 heures dans un bureau, alors que tout me destinait à cela. J’ai donc voulu partir voyager. J’ai raté le baccalauréat, et je n’ai pas attendu une année de plus pour m’en aller. J’étais bon en français, en histoire, en géographie, en anglais, et en gymnastique, soit exactement les matières dans lesquelles j’ai réussi par la suite.

Les circonstances ont fait que je suis parti en Algérie. J’ai quitté la maison familiale subrepticement, puisque j’étais mineur. J’ai laissé un petit mot à mes parents en leur disant « Je vous aime beaucoup, mais je pars voyager. Ne me faites pas rechercher, je ne rentrerai en aucun cas. » Je suis resté 6 mois en Algérie. L’idée était de voir si j’étais capable de vivre avec le moins possible. J’ai débarqué avec de quoi tenir 15 jours. Je suis allé dans une auberge de jeunesse, puis j’ai cherché du boulot. Ensuite, avec l’argent que j’avais ramassé, je suis allé en auto-stop dans le Sud saharien, jusqu’à Ouargla, avant de vivre un moment à Ghardaïa, chez les Pères Blancs. Ça m’a plu, et je me suis rendu compte que, quelles que soient les difficultés, j’arrivais toujours à trouver un endroit pour dormir. Je couchais un moment dans les bains maures[1]. Je suis ensuite remonté, j’ai été représentant en agrandissement photographique, puis je suis allé dans l’Oranais, à Sidi Bel Abbes. 6 mois ont passé, et j’avais à peu près la même somme que lorsque j’avais débarqué, c’est-à-dire de quoi tenir 15 jours. Je suis rentré en France en stop. Mes parents m’ont dit qu’il serait bien que je reprenne des études, et j’ai répondu que pour le moment, je préférais continuer à me promener.

J’ai donc travaillé la grammaire allemande pendant 2 mois, et je suis parti en Allemagne. J’ai fait le tour de l’Allemagne par les auberges de jeunesse, et j’ai eu le pot de tomber sur une nana très sympathique avec laquelle j’ai appris l’allemand, ce qui est quand même la meilleure façon d’apprendre une langue (je l’ai pratiquée par la suite avec diverses langues). C’est d’ailleurs l’une des choses merveilleuses, les rencontres. J’ai appris par la suite que les gens qui trimballaient un peu de folie étaient rares. La plupart des gens se disent attirés par l’aventure, mais ne sont pas prêts à en payer le prix. Ils veulent la sécurité dans l’aventure, et ça, ça n’existe pas. Une fois rentrée, ma mère a insisté pour que je suive des études. Sans le bac, je n’avais accès qu’à une seule chose : l’École Nationale des Langues Orientales. L’examen d’entrée comportait du français, de l’histoire, de la géographie et de l’anglais. Je l’ai réussi. Les cours n’avaient lieu que 2 jours par semaine, et pas toute l’année, donc cela me laissait le temps de voyager. Je me suis frotté à plusieurs langues, notamment à l’arabe et au russe. Si l’arabe était très compliqué, j’ai appris à écrire et à lire le russe, malgré mon manque de vocabulaire (même si j’avais eu la chance d’avoir une histoire d’amour avec une Russe). Aujourd’hui, je parle l’anglais, l’allemand, l’espagnol couramment, l’italien décemment, je me débrouille en portugais, je connais le turc et l’arménien, et je comprends le kurde et le minimum de l’arabe. J’ai essayé d’apprendre le vietnamien, mais la Vietnamienne avec qui j’ai eu une longue liaison m’a fait comprendre que je ne pourrai jamais le parler, car je n’entendais que 3 sons sur les 4 de la langue vietnamienne.

À l’École des Langues Orientales, j’ai étudié la civilisation chinoise, la civilisation indienne, et l’Islam. Cela m’a beaucoup servi, à une époque où la culture était essentiellement européenne et américaine. J’avais 22 ans, et j’ai rencontré Juliette, une jeune femme de 18 ans et demi. On est tombés amoureux l’un de l’autre, et je lui ai demandé si elle voulait partir avec moi en stop en Inde. Elle a accepté, et ses parents, un peu inquiets, ont insisté pour que l’on se marie avant de partir. On s’est dit : « On divorcera quand on voudra. ». Le voyage nous a pris plus de 6 mois. Nous avions beaucoup d’idées reçues sur l’Inde. On imaginait l’Inde de Gandhi, démocratique et non violente. On est tombés dans un pays avec des castes bien tranchées, où les castes supérieures méprisent fortement le reste de la société. La façon dont les Européens pouvaient considérer les pays sous-développés était très égalitaire, comparée à cela. C’était un monde très dur, très violent. J’ai vu, dans des trains, les gens des castes supérieures avec des serviteurs qui s’occupaient de virer des sièges ceux des castes inférieures pour permettre à leur patron de s’allonger sur les fauteuils, pendant que les autres étaient par terre sans protester. On a très rapidement descendu de niveau, parce qu’on n’avait pas beaucoup d’argent. On mangeait des bananes et des cacahuètes. J’avais attrapé une infection intestinale. Les Indes sont excellentes pour cela. On tombe facilement sur des plats avariés, et comme ils sont très épicés, on ne sait pas très bien ce que l’on bouffe. Et plus on descend de niveaux, plus on nous file de l’avarié, puisque de toute façon, on ne fait pas la différence entre la viande et le poisson. Le Tiers-Monde à l’époque se payait essentiellement à l’intestin. Mais on a appris beaucoup de choses sur ce qu’est une société. Cela a été une véritable leçon de vie : le monde est fondé sur l’inégalité, sur les rapports de force, sur les riches et les pauvres qui ne s’aiment pas beaucoup. Nous nous sommes déniaisés.

À mon retour, la guerre d’Algérie a commencé. L’Algérie, je la connaissais déjà, et j’avais découvert, d’une part, que ce n’était pas la France (contrairement à ce que l’on prétendait), et d’une autre, que la condition coloniale était vraiment dégueulasse. La société était bloquée par une barrière ethnique et religieuse. Au moment de la révolte, j’ai trouvé leurs revendications parfaitement normales, et je me suis rangé dans les réseaux de soutien du FLN pour donner un coup de main et faire passer clandestinement des cadres venant de la Suisse, de l’Allemagne et de la Belgique vers la France. Par la suite, les Algériens, une fois devenus indépendants, ont voulu créer un hebdomadaire qui soit le lieu de rassemblement de tous les mouvements indépendantistes africains, et m’ont proposé d’y participer. Après avoir consulté Juliette, nous sommes partis ensemble là-bas.

Je suis allé en Guinée-Bissau, où j’ai rencontré Sékou Touré, et surtout, Amílcar Cabral. C’est un type injustement oublié aujourd’hui. Il a été le dirigeant de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Nous sommes devenus très amis, et il m’a invité à observer comment il organisait son mouvement. J’ai pu voir comment les cadres étaient formés et envoyés dans les villages. J’ai appris comment ces mouvements travaillaient à véhiculer des idées nouvelles. Les cadres arrivaient et demandaient l’hospitalité aux chefs dans les villages. Ensuite, ils les questionnaient sur la domination des colons portugais, et instiguaient un sentiment d’injustice, puis la volonté d’organiser une rébellion. Les étapes suivantes consistaient à isoler et liquider les agents des Portugais, à refaire des élections libres, y compris avec des femmes. J’ai donc appris la condition la plus importante à la réussite d’un mouvement révolutionnaire : gagner le soutien des populations. C’est beaucoup plus important que de gagner le territoire. L’année d’après, j’y suis retourné 2 mois pour étudier les techniques de pénétration dans les populations locales, et j’en ai écrit un livre : Lutte armée en Afrique. Mon livre avait été apprécié par des Britanniques et des Américains qui travaillaient dans la contre-insurrection. Ce livre m’a beaucoup servi ensuite pour le Vietnam.

Je faisais partie du comité Vietnam national. Il y avait des gens comme Laurent Schwartz, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre. Ils voulaient envoyer quelqu’un au Nord-Vietnam pour expliquer la résistance des populations locales aux bombardements américains. J’ai tout de suite accepté. J’ai lu tout ce qu’il y avait sur le Vietnam, en anglais et en français, pour connaître son histoire, sa culture, ses structures sociales. Je suis arrivé, et j’ai demandé à vivre dans différents villages qui résistaient plus ou moins bien, pour y décrire la vie quotidienne. Les Vietnamiens avaient recours à la dispersion. Ils sortaient des villes tous ceux qui n’étaient pas indispensables : médecins, infirmiers, instituteurs, et les envoyaient à l’échelle du village, pour pouvoir, même lorsque les bombardements touchaient les routes et les ponts, soigner les populations des villages tout en continuant à produire et à combattre. Par exemple, pendant les bombardements, les cours de classe ne s’arrêtaient pas. Les enfants descendaient dans une grotte éclairée à la bougie, et les professeurs continuaient à donner les cours. C’était fantastique. Ils avaient une détermination incroyable, et des slogans qui m’ont beaucoup marqué : « Quand on est préparé au pire, on garde toujours l’initiative. », « Éviter les temps morts, augmenter le temps vivant. ». C’étaient des guerriers coriaces. Lyndon Johnson avait déclaré : « C’est humiliant d’être tenu en échec par des petits hommes en pyjama. », une expression de mépris fantastique. N’empêche, ces petits hommes pas bien gros arrivaient à serrer les dents et acceptaient de vivre dans des conditions que pas un GI n’était capable d’endurer. Voilà ce que je découvrais sur le terrain. Ce n’est pas tout d’être bien bâti et de pouvoir soulever 80 kilos. Les uns se battaient pour leur vie, et les autres ne voulaient que payer le versement de leurs maisons.

J’étais en admiration, et j’aimais cette décision de ne céder à aucun prix. J’aimais ce tempérament, celui de ceux qui ne disaient pas oui quand ils avaient envie de dire non. D’ailleurs, beaucoup plus tard dans ma vie, j’ai réalisé que je n’avais jamais eu de patron, et je n’avais jamais été obligé d’accepter quelque chose dont je ne voulais pas. Cela veut dire que j’acceptais l’insécurité. Finalement, quelle est la chose la plus importante pour un État, et pour l’individu ? La sécurité. Survivre est plus important que le pognon et que la sexualité. Donc, si l’on arrive à réduire la quantité de sécurité dont on a besoin, on est d’autant plus libre. C’est cela que j’ai appris avec les Vietnamiens.

 

Votre approche du voyage est loin d’être uniquement scientifique. Vous accordez une large part de votre livre à des portraits d’amis et de figures emblématiques, à la poésie également. Il y a donc une dimension proprement humaine et spirituelle à l’aventure ?

Oui. Ce qui compte le plus, ce sont les rencontres, les échanges. En fin de compte, s’il n’y a pas d’échanges, il ne se passe rien. Il faut un échange entre les gens, qu’ils te confient ce qu’ils ressentent de la vie, leur perception des choses. L’idée que tout le monde fonctionne de la même façon est absurde. Il faut savoir ce qui compte pour les uns et les autres, ce qui les émeut, les épouvante, les rassure. J’ai donc essayé de comprendre les autres sociétés. C’est très important, et c’est, par exemple, une chose que les Américains font très mal. Il est intéressant de signaler que, depuis 1955, date à laquelle ils prennent le relais au Vietnam, en dehors de 1991 où ils ont libéré le Koweït de Saddam Hussein, les Américains n’ont obtenu aucune victoire nulle part. Je ne dis pas que ceux d’en face les ont battus, mais ils les ont écœurés. Ils ont fait en sorte que l’aventure dans laquelle les Américains s’étaient lancés se termine en échec politique. C’est ce que l’on a vu avec les 20 années de présence en Afghanistan, et ce départ pathétique. La même chose s’était produite en 1973, en Irak. Dans l’ensemble, ils n’ont pas fait l’effort de comprendre la société d’en face, et en plus, ils appuyaient un gouvernement corrompu, impopulaire et inefficace, ce qui fait qu’ils passaient doublement pour étrangers. Ces choses-là s’apprennent sur le terrain, pas dans la propagande qui peint les Américains en héros et leurs adversaires en barbares. L’analyse ne doit pas partir de l’idéologie mais des faits. On l’apprend rapidement dès lors que l’on a envie de comprendre ce qu’il se passe et que l’on souhaite rendre compte de l’état des lieux réel de la situation.

Venons-en à la poésie. Pour moi, c’est très, très important. Finalement, l’histoire des Hommes n’est pas particulièrement marrante. Les États sont impitoyables. Tout ce qu’ils visent, une fois la sécurité assurée, c’est l’expansion. Dès qu’ils sont forts, ils essaient de prendre tout ce qui est possible à l’autre, et en général, d’une manière qui n’a pas grand-chose à voir avec la justice, moins encore avec les droits humains. Donc la poésie, de même que les rapports tendres entre les humains, c’est le seul truc qui vaille le coup en fin de compte. Qu’est-ce qu’il reste de l’histoire humaine ? L’œuvre d’art, l’architecture, la poésie, la musique : en bref, les choses que les gens ont bâties, qui se transmettent, et qui font du monde autre chose qu’un charnier où l’on patauge dans les caillots.

Photo prise en Afghanistan

Pouvez-vous expliquer le rapport à la mort que vous avez entretenu tout au long de votre vie ?

C’est probablement une part d’inconscience, mais je n’ai jamais pensé que je pouvais mourir. J’ai toujours eu le sentiment imbécile que je m’en sortirai. Ça ne se discute pas, on l’a ou on ne l’a pas. J’ai eu peur une fois ou deux. J’ai eu une fois peur en Guinée-Bissau, où il y a eu un bombardement portugais à l’aube, au lendemain d’une grande manifestation. C’était mon premier bombardement, le baptême du feu. On s’est couchés, et j’entendais le bruit assourdissant des bombes. J’ai eu un moment le sentiment que la peur me rentrait dedans. J’ai dit « Merde, je ne veux pas que ça entre en moi ! », et j’ai fait un effort pour la faire sortir. C’est complètement con, mais c’est comme ça, et elle est ressortie. Le type à côté de moi, lui, est mort. Il ne s’était pas couché. Il s’était accroupi, comme on le fait dans les sociétés traditionnelles. Le fragment de bombe l’a atteint à la tête. La deuxième fois, c’était en 1967, à Hanoï. Il y a eu un très grand bombardement. Je me suis foutu sous l’arche d’un bâtiment. Il y avait à côté de moi un gradé vietnamien. Je me suis dit « Putain, qu’est-ce que je suis venu foutre là ? Qu’est-ce que je suis venu chercher comme emmerdes ? ». Le gradé m’a dit « Il n’y a aucun risque, ils bombardent plus loin. ». Il avait plus l’habitude de mesurer l’impact des bombes. Autrement, en général, je n’ai pas eu peur. C’est le bruit qui fait peur, mais ce n’est pas le bruit qui tue. J’ai évacué le bruit ensuite, je m’en fous.

 

Malgré cette vie où vous n’avez jamais dormi plus d’un mois au même endroit, y a-t-il un endroit dans le monde où vous vous sentez chez vous ? Ou alors ce besoin ne vous a jamais touché ?

D’abord, j’ai un enracinement dans la langue française. C’est ma patrie. C’est la seule langue dans laquelle je peux écrire de la poésie. Je suis bilingue anglais, je peux faire une conférence de trois heures en anglais sans une note, mais écrire des poèmes en anglais, zéro. La langue française, pour moi, c’est très important. Deuxièmement, je suis français. J’aime ce pays, j’aime cette ville. Malgré la circulation, et le fait que j’entends des gens ronchonner alors que l’on reste l’un des rares pays très agréables à vivre pour 80 % de la population. Ceci dit, ailleurs, il y a des tas de sociétés dans lesquelles je me sens bien aussi, parce que je connais leur histoire, leur religion, leur musique, parce que j’aime leur nourriture, et qu’en plus, je sais la cuisiner. J’ai écrit tout un bouquin de cuisine de plats étrangers que je sais cuisiner moi-même. Quand on sait, dans un pays, comment cuisiner les recettes locales, on n’est plus tout à fait un étranger. La nostalgie se porte à l’estomac. Même pour les gens qui ont immigré depuis deux générations, la bouffe de grand-mère, ça reste. Ça et la musique, ça ne s’oublie pas. La langue, ça s’oublie.

Aussi, quand j’enquête, je ne prends ni magnétophone ni appareil photo. Je ne veux pas qu’il y ait cette distance, entre le voyeur et celui qui est vu. Je me fonds dans la communauté. Je marche, je dors dans les mêmes conditions que les locaux. S’ils s’entraînent le matin, ils peuvent compter sur moi pour m’entraîner avec eux, et on prend les mêmes bombes sur la gueule. Ça change tout.

 

Vous avez écrit ce vers : « Je n’ai pas misé la vie à demi. J’ai tout jeté dans la balance ». Cela montre à quel point vous êtes un passionné de la vie, et que vous avez toujours voulu vous investir complètement dans ce que vous faisiez. Pensez-vous qu’il faille se jeter dans la balance vraiment sans réfléchir, ou bien faut-il être stratégique ?

Ça ne peut pas être gratuit. C’est d’abord quelque chose de pensé. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi. Mais l’idée de tout jeter dans la balance me plaît beaucoup. « J’irai jusqu’à tomber d’un seul coup, feu nomade de la nuit à la nuit ». C’est une espèce de déclaration de vie, c’est comme cela que je vois le monde. On se lance dedans à corps perdu. Mais avec de la réflexion, de façon consciente, pas bêtement. Je veux bien brûler la chandelle par les deux bouts, mais pas de manière idiote. Le seul bien dont nous disposons, c’est cette vie. C’est tout, il n’y a rien d’autre, c’est un aller simple. Et c’est le moment de faire tout ce que l’on a le désir de faire, d’échanger tout ce que l’on peut échanger avec les gens les plus intéressants que l’on peut avoir le bonheur de rencontrer, hommes ou femmes. C’est le moment d’essayer de comprendre le monde. Les 6 000 années d’histoire écrite m’intéressent beaucoup. J’essaie de comprendre, d’être le moins étroit, le moins étriqué, le moins provincial possible. On démarre tous très provinciaux, et il s’agit de se globaliser au vrai sens du terme, à savoir de partager la culture du monde autant que faire se peut, d’en jouir, et si possible, très modestement, d’y participer. C’est comme ça que je vois les choses.

 

Vous avez une phrase très forte p.225 de votre livre : « La notion de retraite m’est étrangère. On marche jusqu’à ce qu’on tombe. ».

Disons que c’est une profession de foi. Je préfère aller de l’avant plutôt que de sonner la retraite. D’ailleurs, sur le papier, je suis à la retraite depuis 23 ans. Ça ne m’empêche pas d’être sur tous les fronts possibles. Je marcherai aussi longtemps que je tiens debout, et quand je tomberai, je tomberai. Je ne partage pas du tout la vision de ceux qui pensent que la retraite est un chouette moment. La retraite de quoi d’abord ? Je considère la vie comme une grande aventure, la seule. J’avais un copain professeur d’histoire qui disait : « Je considère la vie comme des grandes vacances entre deux corvées de néant. ». Effectivement, c’est une aventure entre rien et rien, étant donné que je pense que, quand on disparaît, c’est pour toujours. Quant à expliquer d’où on vient, je n’en sais rien et ça ne m’intéresse même plus. C’est ici et maintenant. On essaie d’en tirer le maximum, partager, vivre, et diffuser ce que l’on a essayé de comprendre. Par exemple, la plupart de mes copains d’aujourd’hui ont entre 25 et 30 ans. Cela me permet d’avoir des copains qui ont des projets, pas seulement des souvenirs. Les autres, quand ils sont vieux, sont toujours nostalgiques, et c’est moins intéressant.

 

Vous avez des mots durs (et justifiés) contre les Européens et l’Occident. Vous pensez que cette région arrive à la fin de sa période de domination sur le monde. Pensez-vous que la perte du goût de l’aventure chez les jeunes, la quête de confort, la lourdeur de l’administration sont des symptômes de cette chute ?

Je vois une chose certaine. Dans nos régions, non pas que je pense que la guerre soit formidable, mais 60 années de paix et de relative prospérité, ça nous a beaucoup ramollis. J’étais avec un copain tout à l’heure qui rentrait du Donbass. Il m’a assuré que la mobilisation qu’il avait vue en Ukraine, il ne pouvait pas l’imaginer ici. Il n’y a pas du tout la détermination. Ici, le dirigeant est là pour rassurer : « Vous en faites pas les gars, je m’occupe de tout. », ce n’est pas « Va le chercher toi-même. ». Il y a quelque chose d’assisté que je trouve déplorable. Il n’y a pas l’instinct de combat, non, c’est mou. Eschyle avait dit « Les Dieux aident toujours ceux qui travaillent à leur propre perte. ». C’est nous. Le mouvement woke, c’est ça : ils se suicident eux-mêmes. Ce sont des conneries.

C’est encore chez les jeunes que je trouve un désir d’aventure, heureusement. Il y a des mecs et des nanas qui ont envie de vivre quelque chose, même si je souhaiterais un peu plus de folie réelle, un peu moins de drogues et d’alcool. Il faut être exigeant, se pousser au cul. Il faut vouloir participer du monde de manière plus étroite, vivante, poétique, risquée, que ce que la plupart des gens vivent.

Dresseur d’aigle de l’Altaï, Kazakhstan

La mondialisation, l’amélioration des technologies et des moyens de transport, le tourisme de masse, n’ont-ils pas contribué à démystifier l’aventure aujourd’hui ?

Que les gens puissent se promener, tant mieux. Ceci dit, se promener pour prendre des selfies, je trouve ça dérisoire. Arriver à Rome pour prendre sa gueule devant la fontaine de Trévi, c’est triste. L’autre jour, j’ai vu un Chinois au Louvre en train de se prendre à côté de la Joconde. C’est tout ce que tu vas ramener ? Mais bon, la proportion de cons doit être la même partout, j’imagine.

 

Au vu du nombre de pays que vous avez parcourus, avez-vous noté des choses sur l’Homme qui soient absolument universelles ?

L’amour d’une mère pour son gosse. Ça, c’est le truc le plus chouette que j’ai vu dans le monde. C’est quelque chose d’extraordinaire, ça dépasse la logique. C’est passionnément charnel, c’est un fondu enchaîné, enfin bref, c’est formidable. Et c’est vrai que c’est miraculeux un gosse. Ce petit machin qui se développe et qui commence à marcher, sans même savoir que le temps lui est compté, avec des yeux tout écarquillés. Mon grand-père me disait souvent de regarder les enfants, moi je me disais « Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi ce que je veux c’est me barrer et vivre une vie d’aventure. ». Maintenant, ça me touche quand je vois des gamins déambuler avec leur joie, bouger leurs membres, sentir qu’ils sont en vie, et ne même pas savoir qu’ils le sont. Il y a quelque chose de miraculeux dans l’espèce, on continue.

Et puis il y a certainement d’autres choses aussi. Les Occidentaux, dans l’Histoire, ont eu tendance à rechercher le panache. Mais il y a diverses formes de panache. Chez les Caucasiens, c’est celui qui monte le mieux à cheval, et qui en rajoute. Le panache, ça marche un peu partout, mais on ne recherche pas partout la même chose. Il y a certainement cet aspect de vanité relative qui à la fois permet de se dépasser et reste un peu dérisoire.

Enfin, il y a les aspects sombres de l’espèce. Thucydide l’avait écrit : 

« Nous estimons que, et c’est une nécessité de leur nature, les Dieux et les Hommes sont également mus par la fureur de dominer. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite, et nous ne l’avons pas appliquée les premiers. Après nous, elle subsistera à jamais. Nous ne faisons qu’en user, bien convaincus qu’à notre place, ni vous, ni personne n’agirait autrement. Vous le savez aussi bien que nous, il n’est question de justice entre les Hommes que lorsqu’ils traitent à armes égales, sinon les puissants exécutent tout ce qu’ils peuvent se permettre, et les faibles s’y soumettent. ».

C’est le discours que les Athéniens ont fait aux Méliens, qui avaient signé un contrat promettant de leur envoyer un contingent d’hommes en cas de guerre avec Sparte. Ils ont finalement changé d’avis, et les Athéniens, pour se venger, ont tué tous leurs hommes, et ont emporté les femmes et les enfants en esclavage.

 

Quel message final souhaiteriez-vous faire passer à la jeunesse d’aujourd’hui ?

Plutôt une invitation à saisir le plus possible l’extraordinaire chance d’être en vie, et d’en faire quelque chose. Ne cherchez pas avant tout à vous planquer. Ne cherchez pas avant tout la sécurité. Nietzsche a écrit une phrase que j’aime bien : « Il faut avoir gardé en soi un peu de chaos, pour pouvoir enfanter une étoile dansante. ».

Il y a plein de mecs qui n’ont pas de chaos, sauf si c’est pour se démolir. Alors là, bravo, il y en a plein, des auto-suicidaires, qui prennent des drogues, qui se shootent, des conneries quoi. Va risquer ta vie autrement. En plus c’est complètement solitaire, c’est nul comme échange. Il vaut mieux faire l’amour. Enfin bref quoi, faut vivre.

[1] Bains publics qui se transforment le soir en dortoirs très bon marché

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