L'Étudiant Libre

Héraclès à la croisée des chemins

Ce tableau, intitulé « Hercule à la croisée des chemins », représente Héraclès aux prises avec deux femmes, symbolisant, à droite, la Volupté, langoureuse, attirante, et à gauche, la Vertu, droite, noble. Cette représentation du XVIIIe siècle est inspirée, si on en croit Xénophon, d’une fable rédigée par Prodicos.
Héraclès à la croisée des chemins, Pompeo Batoni, vers 1750, Turin

Prodicos de Céos était un penseur présocratique ayant vécu entre 465 et 395 av. J.-C. Bien que sophiste, il sembla, par son travail sur la sémantique, s’éviter les foudres de Socrate qui fit, pourtant, des argumenteurs ses principaux ennemis.

« Héraclès à la croisée des chemins » est un apologue, un court texte avec une morale pratique. C’est justement, après l’exposé de la rencontre entre la Volupté, la Vertu et Héraclès, sur cette morale que nous nous pencherons, ainsi que sur son rapport direct avec le principe de l’arété grecque.

À lire également : « Sortir du bocal »

Le récit débute sur un dilemme d’Héraclès, qui hésite entre le chemin de la vertu ou celui du vice. Lui apparaissent alors deux femmes : l’une d’entre elles paraît noble et belle, pudique et modeste ; l’autre cherche les regards, se mettant à son avantage et exposant ses atouts. Prodicos nous dit même qu’elle « se plaisait à regarder son ombre ». Cette seconde femme se précipita sur lui tandis que l’autre gardait sa foulée, continuant à s’avancer vers lui d’un pas tranquille.

Cette seconde femme, après lui avoir conseillé la voie la plus douce et la plus facile, celle où aucun plaisir ne lui serait refusé, celle sur laquelle il éviterait les travaux pénibles, — le chemin du Vice en vérité — se présente comme la Félicité, avant d’ajouter que ses détracteurs la nomment Volupté. La femme belle et noble s’avance à son tour et lui dit que s’il emprunte son chemin, celui de la vertu, il brillera par cette dernière en plus de briller par ses exploits.

La Volupté l’arrête alors, soulignant à Héraclès les nombreux obstacles qui semblent se trouver sur cette voie du bonheur. Elle lui dit alors qu’elle le conduira au bonheur « par un chemin court et fleuri ». À la Vertu de lui répliquer que son bonheur n’en est pas un, qu’elle « cherche le sommeil, non par besoin du repos, mais par oisiveté ». Elle se met alors à décrire tous les bonheurs de la vertu, tous les bienfaits qui parent la vie de ceux qui prennent son chemin, passant de la jeunesse d’un vertueux à la vieillesse puis à la mort avant de conclure : « Ô jeune héros ! sois digne du sang généreux qui t’a fait naître, je te promets le bonheur et la gloire ».

Et lorsque l’on connaît la postérité d’Héraclès, les mythes qui l’entourent, l’exemple qu’il incarne en tant que héros de la mythologie, l’on peut conclure aisément quel chemin a-t-il choisi d’emprunter…

Il existe dans cette fable, courte, mais dense, de nombreux enseignements à tirer. On peut y voir, en première lecture, une critique de la fainéantise. La Volupté promet en effet qu’Héraclès n’aura à redouter « ni la guerre, ni les vains soucis » et que sa seule préoccupation sera de trouver les boissons et les mets qui pourront lui plaire. Elle lui affirme également qu’il ne songera qu’au moyen le plus court d’être heureux et ajoute par ailleurs qu’il n’aura jamais à s’infliger de travaux pénibles, puisqu’il jouira des travaux des autres. Cette description d’une vie sans retenue, dans l’abondance constante, d’un hédonisme à outrance dont certains font l’éloge est contraire à la vision de la Vertu, puisqu’elle lui réplique alors :

Quels plaisirs connais-tu, toi qui ne veux rien faire pour en mériter, toi qui préviens tous les besoins qu’il est doux de satisfaire et jouis sans avoir désiré ; toi qui manges avant la faim, qui bois avant la soif. […] Tu cherches le repos, non par besoin du repos, mais par oisiveté.

« Toi qui ne veux rien faire pour en mériter ». Le plaisir est ainsi un mérite, une récompense pour un travail. Le plaisir est, de plus, censé combler un désir, être la résultante d’un besoin. Nul besoin d’abondance lorsqu’on a ce qui nous suffit. La première conclusion à faire est ainsi : la satisfaction continue et illimitée de plaisirs n’est pas à rechercher et les plaisirs sont des succès à poursuivre, qui se méritent.

À lire également : La civilisation, la pomme de discorde de notre temps

Cette fable est également, et cela semble trivial, un plaidoyer pour la Vertu telle qu’elle s’incarne ici sous les traits d’une femme belle, noble et parée de blanc. Cependant, on pourrait lui donner d’autres noms si on se fie à la description qu’elle donne d’elle-même : l’honneur, la droiture, la morale, le mérite. D’aucuns ajouteraient la religion.

L’artisan n’a personne qui le soulage plus que moi dans ses peines ; le chef de famille n’a pas d’économe plus fidèle ; l’esclave, d’asile plus assuré ; les travaux pacifiques, d’encouragement plus efficace ; les exploits militaires, de meilleur garant de triomphe ; l’amitié, de nœud plus sacré.

Ces valeurs de droiture, de mérite, d’Honneur manquent à l’appel dans nos temps dits modernes, la majorité des badauds ayant apparemment choisi le chemin le plus court, le plus simple et le plus aisé plutôt que celui de la fierté et de la grandeur.

La Vertu explique alors que jamais les besoins ne l’emportent sur le devoir : « ils [les disciples de la Vertu] se réveillent sans chagrin, et jamais l’heure du repos n’a pris sur celle du devoir ». Avec elle, les jeunes qui empruntent son chemin ont le plaisir d’entendre les éloges des vieillards ; les vieillards qui ont emprunté son chemin sont heureux d’être respectés par la jeunesse.

La Vertu, l’honneur sont de ces valeurs qui permettent à n’importe qui de se distinguer, à son échelle, parmi la multitude d’incapables. Ce sont là des valeurs menant à la gloire, à la reconnaissance, au prestige, mais surtout au respect et à l’excellence personnelle. Ainsi, la Vertu dit à Héraclès que ceux qui la suivent surpassent le tombeau et « leur mémoire, toujours florissante, vit dans un long avenir ». Se parer de la Vertu, de l’honneur, de mérite, c’est se permettre une vie plus longue que celle que conclut la mort en incarnant l’exemple de celui qui emprunte ce chemin, pourtant pavé d’obstacles. En incarnant physiquement et moralement la vertu, on devient alors capable d’être reconnu et d’être aussi sage qu’heureux. Cette conclusion se rapproche considérablement de la vision stoïcienne : tous les individus sont capables théoriquement d’atteindre la vertu et de devenir ainsi sages et sensés. Il y a là un certain inconfort qui heurtera les plus faibles de notre temps : il nous faut travailler pour atteindre cette Vertu, ce bonheur et cette sagesse.

Il y a de nombreux parallèles à faire avec les préceptes incarnés par la Vertu dans cette fable, mais celui que nous traiterons se fera avec le principe de l’arété grecque. Un article entier pourrait lui être dédié, mais tâchons d’être bref. L’arété signifie initialement « Vertu », « mérite » en grec. On le rapproche du terme d’Aristos, « excellent » et du terme désignant l’aristocratie, Aristoi, qui signifie « les meilleurs ». Ainsi, l’arété est en vérité un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière, comme le souligne Wener Jaeger, helléniste. Ce même principe de l’arété peut être rattaché à l’idéal de l’Honnête homme humaniste du XVIIe siècle qui se traduira par la suite par la figure du gentilhomme, du gentleman aux manières élégantes, aussi bien capable de parler que penser. Cette double capacité s’incarnait d’ailleurs déjà sous la plume des Romains : Vir bonus dicendi peritus ; être un homme de bien qui sait parler.

Le principe de l’arété s’incarne par exemple chez Achille dans l’Illiade, et est à mettre en perspective avec le principe de la Paideia, l’éducation grecque qui vise à l’incarnation de l’homme « Beau et bon », le fameux Kalos Kagathos, qui ferait lui aussi l’objet d’un article consacré. L’arété est mis, étymologiquement, en lien avec le Beau. On peut alors le rattacher à l’un des passages de la fable :

« Sans moi [la Vertu], rien de sublime parmi les dieux ni sur la terre »

La Vertu est à la fois un véhicule de beauté, mais également d’essence divine, car la vertu, la droiture est l’apanage, en vérité, des Dieux. La Vertu, l’Honneur, la Grandeur sont donc d’autant de valeurs intrinsèquement supérieures à l’homme, qui ne peut que tendre vers elles tant elles le supplantent. À l’instar de l’arété, la Vertu et toutes ces valeurs qui l’accompagnent sont à la portée de tous : qu’importe la classe sociale, qu’importe la naissance, qu’importe l’âge, qu’importe le métier : tout le monde peut prétendre à la Vertu, à l’Honneur, à la Droiture et à la Grandeur.

Il est certain que ce principe de l’arété est le reflet parfait de ce que décrit la Vertu dans la fable de Prodicos. Elle est la messagère d’une éthique, une éthique de grandeur qui vise à la réalisation personnelle, que ce soit pour soi ou pour inspirer les autres. Les honneurs ne sont pas à convoiter, seule la Vertu est à suivre et incarner cette vertu conduit, irrémédiablement, aux honneurs et à l’admiration. Agir droitement, pour que notre comportement demeure un exemple et nous survive, voilà toute la morale à en tirer.

À lire également : Le mythe de la religion apolitique

Arthur Kervignac

Arthur Kervignac

Héraclès à la croisée des chemins
Retour en haut