À l’adresse des néophytes de l’Histoire et de la géopolitique parmi nos lecteurs, et afin de vous en faciliter la lecture, présentons brièvement qui est Henry Kissinger. Juif allemand qui a fui le nazisme à la fin des années 1930 et s’est exilé outre-Atlantique, élève brillant à Harvard, il devient un diplomate américain de premier plan dans les années 1970. Il est d’abord conseiller à la Sécurité nationale, puis secrétaire d’État (équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) sous les administrations Nixon et Ford. Son pragmatisme et sa vision réaliste de la géopolitique font de lui l’un des piliers du concept de Realpolitik : concrètement, il estime que l’intérêt national doit toujours primer sur le reste, au dépit des clivages partisans et autres tensions idéologiques. Dont acte : il est l’architecte de la Détente entre les Américains et les Soviétiques durant la Guerre Froide, ainsi que de la reprise des relations entre les Chinois et les Américains en 1971. Un pragmatisme froid que l’on aurait bien souhaité retrouver dans la gestion de la guerre en Ukraine ces dernières semaines… mais ne digressons pas trop…
Durant les 500 pages environ qui constituent ce livre, l’auteur fait d’abord œuvre d’historien de la Chine, dont les méandres peuvent paraître ardus à appréhender pour nos petits esprits occidentaux. Cependant, c’est absolument primordial et c’est un des apports principaux de l’ouvrage : comprendre que sans vision historique sur la manière dont s’est créée et développée la Chine, on ne peut pas comprendre la façon d’agir et de réfléchir des dirigeants chinois aujourd’hui. Et fatalement, on ne peut pas décider du comportement que l’Occident devrait adopter vis-à-vis de la Chine. Vous en conviendrez, se tromper sur l’analyse du pays le plus peuplé du monde (1,4 milliard d’habitants) et qui sera demain la première Puissance économique du monde, pourrait avoir des conséquences dramatiques. Et ce d’autant plus que si les populations occidentales ont une fâcheuse tendance à vouloir rayer leur Histoire, ce n’est pas le cas des Chinois et surtout de leurs dirigeants : ils ont tous une vision très pointue de leur Histoire et du rôle que joue leur pays dans l’Histoire.
Ce faisant, il apparaît également primordial de souligner l’imprégnation au sein de la pensée chinoise de deux figures tutélaires : Confucius et Sun Tzu. Si les penseurs et dirigeants chinois sont largement au fait des mythes fondateurs de leur civilisation ainsi que des subtilités de la littérature classique chinoise, ces deux noms s’imposent au-dessus de tout. Il est d’ailleurs notable de souligner que même sous la direction de Mao, lequel prétendait refonder totalement le modèle culturel chinois de manière quasi nihiliste (Révolution culturelle), tous les grands diplomates chinois s’inspiraient des thèses confucéennes. Les retranscriptions des entretiens secrets de Kissinger avec Mao ou Zhou Enlai sont en ce point bluffantes, tant elles donnent au lecteur à apprécier la finesse du dialogue.
De Sun Tzu nous pouvons retenir son ouvrage bien connu L’Art de la Guerre, qui incarne un paradoxe puisqu’il aborde justement bien peu la guerre au sens où nous autres, Occidentaux, pouvons l’entendre. Si nous concevons fort bien les batailles rangées et les victoires décisives au prix d’importants sacrifices, la conception de Sun Tzu se centre davantage autour de critères psychologiques et politiques. La guerre doit être gagnée avant d’être commencée, en obtenant une position tellement dominante qu’elle force l’ennemi à l’abandon ou à une défaite inéluctable. Citons seulement ces courts vers qui se suffisent à eux-mêmes :
De Confucius l’héritage est plus trouble. Philosophe itinérant du V-VIèmes siècles avant Jésus-Christ, ses maximes passèrent à la postérité et infusèrent dans les mentalités chinoises jusqu’à n’avoir quasi aucun équivalent. Le point central de la pensée confucéenne se trouve dans la notion « d’harmonie », dont la Chine serait la garante. À l’échelle de l’Occident, les maximes de Confucius pourraient être envisagées comme une combinaison habile entre la Bible et la Constitution. Tout un programme donc…
Pendant la plus grande partie de son histoire, cette civilisation s’est considérée comme bénéficiant d’un « mandat du Ciel » pour organiser les choses du monde. Et pendant la plus large partie aussi, elle a témoigné d’une puissance technologique, d’une organisation et d’une administration qui auraient pu lui permettre de soumettre bien des pays. Toutefois, elle ne le fit jamais. Car telle n’est pas son approche historique et idéologique.
Enfin, je souhaite, afin de conclure mon propos, apporter un petit éclairage contextuel sur l’ouvrage en question. Si l’éminent diplomate et prix Nobel de la paix qu’est Henry Kissinger a souhaité faire un ouvrage sur la Chine en 2011, alors qu’il avait déjà 87 ans, ce n’est pas uniquement pour le plaisir d’écrire des histoires – encore que ce fût certainement plaisant – mais davantage pour éviter de répéter des erreurs passées. L’arrivée au pouvoir de Barack Obama aux États-Unis en 2009 marque le début de ce que l’on appelle « le pivot asiatique » des Américains, c’est-à-dire qu’ils focalisent en premier lieu leur attention sur l’Asie plus que sur l’Europe par exemple. Autant dire que cette nouvelle politique est une tentative à peine voilée d’encercler la Chine, de limiter son importance dans la région et d’endiguer son développement. Ce qui – drôle de hasard – n’enchante pas vraiment la Chine… Dès lors, et écrit dans ce contexte, l’objectif de cet ouvrage est pour Kissinger de peser de toute son expérience en faveur d’un apaisement avec la Chine, afin d’éviter une montée des tensions qui pourrait nous conduire vers le piège de Thucydide : vers la guerre…
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