L'Étudiant Libre

Andreï Tarkovski : le temps scellé

« Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra ». Considéré comme l’un des plus grands réalisateurs soviétiques, Andreï Tarkovski a réalisé sept films transfigurés de mysticisme qui le placent parmi les maîtres du cinéma.

À partir de quel critère un spectateur juge d’un film qu’il est bon ? Quelle expérience cherche-t-il ? Est-il à l’affût d’un catalogue de répliques qu’il pourra réciter par cœur aux repas de famille ou bien d’une pause de la raison dans le spectacle bruyant du dernier Hollywood ? On ne peut pas nier que les dialogues de Michel Audiard ou le voyage technologique que propose un Avatar soient une source de détente et de divertissement. On ne peut pas non plus enlever au fantasque Bollywood la qualité de permettre aux foules indiennes de fuir pour un instant la réalité de leur misère. Mais le cinéma ne peut pas être restreint à une évasion du réel. Tout comme un lecteur abandonne un jour son roman policier pour s’immerger dans un Flaubert ou mieux, dans un Dostoïevski, le spectateur peut aussi se tourner vers des films qui exigent de lui une contribution plus active. C’est sur ce chemin que le réalisateur russe Andreï Tarkovski propose de s’engager. Grand précurseur de l’art cinématographique, il a défendu toute sa vie la fécondité du cinéma comme « moyen d’expression unique » et laisse derrière lui sept films à voir et à revoir : L’Enfance d’Ivan, Andrei Roublev, Solaris, Le Miroir, Stalker, Nostalghia et Le Sacrifice.

 

La démarche poétique du cinéma

Pour celui qui s’approche d’un film de Tarkovski pour la première fois, l’expérience peut-être douloureuse car elle n’a rien à voir avec celle des films que nous avons l’habitude de voir. Il n’y a pas de drame facile à suivre avec une intrigue captivante et un dénouement soulageant, pas de théâtre, peu de musique. Au contraire, le silence, la lenteur et la longueur des plans, les plongeons dans les profondeurs noires du cœur de l’homme ou encore les scènes poétiques montrant simplement de l’eau, du feu ou un chien sont déconcertants. La tentation est alors de fuir l’ennui ou de chercher la clé de tous ces symboles silencieux comme on assouvirait sa curiosité dans un grimoire. Mais il n’y a pas de clé, pas de symboles. 

Ce qui intéresse Tarkovski, c’est d’être le plus proche possible de la vie telle qu’elle est. Or la vie est complexe et imprévisible, un parcours d’épreuves et de lumières. Mieux encore, elle est le matériau de la liberté humaine et une ouverture vers l’infini. S’il veut respecter la vie, le réalisateur ne peut pas proposer au spectateur des conclusions toutes faites comme c’est le cas dans la dramaturgie traditionnelle. Pour qu’une œuvre bouleverse par la vérité qu’elle suggère, il faut qu’elle soit une découverte, qu’elle propose un effort à fournir à celui qui la regarde. C’est quand tout n’est pas dit que le spectateur peut réellement participer à « la joie et la souffrance de la naissance de l’image ? » explique-t-il. Plutôt que la logique presque géométrique d’une histoire linéaire qui impose une réalité trop évidente, Tarkovski préfère la démarche poétique qui seule est à même d’engendrer une véritable émotion tout en laissant une place active au spectateur. Gogol écrivait ainsi dans une lettre : « Ma mission, en effet n’est point celle d’un prédicateur. L’art constitue lui-même un enseignement. Mon œuvre est de m’exprimer en images de vie, et non de faire des dissertations. Je dois évoquer la vie, et non raisonner sur elle. »

Pour que l’image cinématographique renvoie à la vie, il faut pour Tarkovski que l’acteur joue comme il agirait naturellement, à la lumière de sa propre expérience personnelle. En fait, il ne faut pas qu’il joue mais qu’il soit comme écrasé par les événements auxquels il est confronté. En d’autres termes, il ne doit pas faire de théâtre dans le cadre duquel l’acteur interprète un rôle dans une vision globale de l’œuvre. Les vrais acteurs de cinéma ne jouent pas un produit fini, ils « ne nous présentent jamais une idée, une attitude, ou une sorte de conclusion ». Dans cette optique, Tarkovski ne révélait pas à ses acteurs la totalité du scénario quand il les faisait travailler dans le tournage d’un film. C’est ainsi que peut être exposée une vérité de l’instant. En somme, pas d’exhibitionnisme, pas de démonstratif, « rien de plus qu’une observation modeste et simple de la vie ». On retrouve cette exigence dans les films de Bergman et surtout de Robert Bresson dans lesquels la minéralité des personnages vise à éliminer toute expressivité pour rendre expressive la vie elle-même. 

 

L’image cinématographique comme ouverture à l’infini

Tout comme un sculpteur travaille sur un bloc de marbre et en extrait une partie pour faire naître une forme, le réalisateur travaille sur un « bloc de temps », un ensemble d’expériences concrètes de la vie, et en retire ce qu’il ne juge pas personnel. L’image cinématographique est une sculpture du temps. Aussi la personne qui se rend au cinéma est motivée par une recherche du temps : « du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. Elle y va pour chercher une expérience de vie, parce que le cinéma, comme aucun autre art, élargit, enrichit, concentre l’expérience humaine. » Ce pouvoir de l’image cinématographique est d’autant plus fort qu’elle s’offre directement aux sens du spectateur. Contrairement à la littérature qui a besoin de mots (c’est-à-dire de signes, de symboles abstraits) pour décrire, et dont la capacité d’évocation sera subjective car proportionnelle à l’expérience et aux passions du lecteur, le cinéma crée une réalité absolue. L’auteur y crée littéralement « son propre monde ». Cette propriété du cinéma le rapproche de la musique qui elle aussi est un art directement accessible par les sens sans langage intermédiaire, c’est-à-dire sans abstraction. 

Concrètement, que veut dire percevoir le temps dans un plan ? « Le temps apparaît quand est ressenti, au-delà des évènements, comme le poids de la vérité ». Le temps apparaît quand l’image cinématographique n’explique pas tout, que ce que nous voyons n’est pas complet, qu’il y a quelque chose « de plus » et même bien davantage d’idées et de pensées que ce que l’auteur avait imaginé. Il y a comme une relation à l’infini qui s’ouvre tout à coup et vers laquelle s’élancent passionnément notre raison et nos sentiments. Bref, quand l’image nous renvoie à la vie. Dans ce cas le spectateur peut se regarder dans le film comme dans un miroir car il trouvera le moyen de percevoir l’idée fixée sur le plan à travers sa propre expérience personnelle. « Tout comme la vie, fluide, changeante, donne à chacun la possibilité de ressentir et d’interpréter chaque instant à sa façon, de même fait un véritable film, qui fixe avec précision sur la pellicule le temps qui dépasse les limites de son cadre » conclut Tarkovski. 

L’art n’est pas une simple description comme le soutient le naturalisme par exemple. Il est d’abord un moyen de la connaissance comme voie d’accès à la vérité. Et en cela il est réaliste au même titre qu’une cantate de Bach est d’un réalisme saisissant quand elle résonne charnellement dans nos vies. « Le but de tout art (s’il n’est pas « consommé » comme une marchandise) est de donner un éclairage, pour soi-même et pour les autres, sur le sens de l’existence, d’expliquer aux hommes la raison de leur présence sur cette planète, du moins d’en poser la question. L’une des fonctions indéniables de l’art trouve son origine dans l’idée de la connaissance, où l’impression reçue se manifeste comme un bouleversement, comme une catharsis. »

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L’homme moderne et le sacrifice 

Pour Tarkovski, l’homme moderne doit résoudre un dilemme existentiel. Ou bien il continue de se perdre dans un matérialisme étouffant, ou bien il prend le risque de s’engager sur la voie d’une responsabilité spirituelle. Chaque homme doit répondre à cette question par lui-même dans la mesure où c’est sa liberté personnelle qui est engagée. Il ne peut écouter les vérités existentielles qui gisent dans son cœur que dans le silence et la solitude. Mais l’homme s’emprisonne souvent dans un rationalisme froid qui prétend pouvoir tout expliquer à l’aune de lois dites objectives. Cette dynamique sociale du « progrès » exile l’homme de lui-même car il a fini par oublier ce qui lui est « authentiquement et concrètement personnel ». Il a pris l’habitude de se mentir à lui-même. « J’ose prétendre que l’homme moderne, dans sa grande masse, n’est pas prêt à renoncer à lui-même et à ses biens personnels, en faveur des autres ou de ce qui est Grand et Essentiel. Il serait plutôt prêt à se laisser transformer en robot » déplore Tarkovski.  

« Pour parvenir à une véritable naissance spirituelle, il faut d’immenses efforts intérieurs. Il est toujours plus simple de se laisser prendre dans les filets des « pêcheurs d’âmes humaines », de renoncer à sa propre voie au nom de tâches prétendument plus grandes et plus généreuses, sans se rendre compte que c’est alors se trahir, trahir sa propre vie, qui nous a pourtant bien été donnée pour quelque chose… ». 

Dans le film Stalker, un écrivain et un savant sont guidés par un homme, le stalker, dans un espace étrange et sinistré appelé la Zone. L’objectif de leur expédition est d’atteindre une chambre où il est dit que le vœu le plus secret d’un homme est exaucé. Lorsqu’ils arrivent au seuil de la chambre, ils refusent d’y entrer car le voyage leur a fait réaliser la pauvreté de leur conscience et la médiocrité de leurs vies. L’écrivain et le savant sont les victimes de l’incroyance et du vide intérieur du monde moderne et sont horrifiés lorsqu’ils regardent en eux-mêmes. A la fin du film, ils se retrouvent tous les trois dans le bistrot d’où ils étaient partis vers la Zone. Arrive alors la femme du stalker, qui a souffert toute une vie de malheurs et d’abnégation à cause du métier de son mari, qui a donné naissance à un enfant malade, et qui pourtant encourage son mari à rentrer à la maison. C’est pour l’écrivain et le savant une scène incompréhensible parce qu’inexplicable. Elle sort du cadre rationnel des grandes lois historiques ou naturelles propres à la dynamique sociale du progrès. Rien ne peut justifier la folle gratuité d’un tel amour. « Son amour et sa dévotion sont ce dernier miracle qui peut s’opposer à l’incroyance, au cynisme, au vide intérieur du monde moderne dont l’Écrivain et le Savant sont eux-mêmes les victimes ». Seul le sacrifice désintéressé, offert, ouvre une possibilité de salvation. Ce sera le thème central de son dernier film, Le Sacrifice, où le personnage principal accepte d’être considéré comme un fou pour se sacrifier. C’est pour Tarkovski ce type d’« efforts individuels que personne ne voit ni ne comprend, qui soutiennent très probablement l’harmonie du monde »

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Louis du Breil

Louis du Breil

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