Le titre est drôle, quasiment ridicule, comme pour s’excuser de l’arrière-fond tragique de la pièce. Oui, cette pièce, bien qu’enregistrée comme comédie, est ambiguë – ambiguïté qu’elle porte jusque dans son titre : L’Hurluberlu, reflet de la tendance comique, incarnée par des personnages comme Toto ou David Edward Mendigalès, le jeune nouveau de l’industrie du plastique – Le réactionnaire amoureux, éclat sublime de la passion amoureuse, cramponnée à un idéal que décevra la réalité.
Retour sur cette pièce, sommet de l’art dramatique de Jean Anouilh, malheureusement oublié – père d’une morale et d’un stoïcisme qui fait frémir notre siècle mou et aseptisé.
Résumé de la pièce :
La construction est relativement classique. L’élément initial a pour cadre un village perdu en France où un général brillant, mais dissident politiquement, écoule sa retraite avec sa femme (Aglaé), et ses trois enfants (Sophie, issue d’un premier lit et en âge de se marier, et deux jeunes enfants, Marie-Christine et Toto). Pour compléter ce cadre, ajoutons que le Général est en pleine conspiration pour un coup d’Etat comique, avec son ami le baron Belazor (plus intéressé par l’arrivée de l’électricité dans son manoir que par la politique), Lebelluc (notable local et séducteur invétéré), Le Docteur (craintif et veule) et Ledadu, ancien combattant quincaillier, symbole de la France nationaliste et plus réceptive aux slogans qu’aux réflexions.
Tout se passe bien jusqu’au jour où Sophie ramène chez elle David Edward Mendigalès, bourgeois parisien à la mode, mondain et complètement pourri de l’intérieur. Être cynique, il est le fils d’un industriel ayant collaboré et fait fructifier ses affaires dans le domaine du plastique. L’image est marquante : issu du roi du plastique, il représente la corruption moderne, le vernis vulgaire de l’industrie, recouvrant les anciennes poutres de la tradition.
On l’aura donc compris, derrière le jeu léger se cache en réalité une tragédie : le remplacement d’un monde par un autre, d’une civilisation par un chaos, avec l’accord tacite des spectateurs, attirés par le tintamarre de la modernité. Ce dernier aspect est incarné par Aglaé, jeune femme du général, qui va passer de l’épouse modèle à la mère distraite par Achille de Lépaut, ami du fringant parisien. Avec cette trahison, c’est l’ancien monde qui sombre définitivement. Comme le montre ce déchirement, l’art dramatique de Jean Anouilh est bien plus profond et tragique que le laisser croire les divers commentaires profanes et préjugés sur un auteur qu’on réduit à sa seule pièce étudiée à l’école, Antigone.
Une pièce tragique
La tragédie de cette pièce, donc, n’est pas dans la constitution de l’oeuvre, mais dans son soubassement : c’est la mort du vieux monde. Dans la confrontation entre le jeune Parisien et le vieux militaire se niche en réalité toute la fatalité d’une époque finissante, envoyant ses derniers rejetons sous les fourches caudines de la modernité.
Cette lutte donne lieu à de très drôles échanges entre les protagonistes. Comme le moment des présentations entre Mendigalès et le Général :
DAVID EDWARD MENDIGALES :
Papa aussi était dans la Résistance. Il fabriquait, au péril de sa vie, du faux béton pour les Allemands. C’est en partie grâce à lui que le mur de l’Atlantique n’a pas tenu.
LE GENERAL :
C’est bon. Vous le féliciterez de ma part. J’ai bien remarqué en débarquant qu’il y avait des coins où on entrait comme dans du beurre. Il aurait dû y épingler sa carte.
DAVID EDWARD MENDIGALES :
Quant à moi, hélas ! j’étais trop jeune. Je n’avais que douze ans. Mais j’ai toujours refusé les biscuits vitaminés du Maréchal au lycée. Et j’écoutais tous les soirs la radio de Londres sur un petit poste à galène que je m’étais fabriqué, clandestinement bien entendu. Même les soirs où papa, obligé par son double jeu, recevait, en serrant les poings de haine, des généraux allemands à dîner. Ces soirs-là, j’avoue que c’était assez dangereux.
LE GENERAL :
Hé ! hé ! Voyez-moi ça ! Et vous n’êtes pas décoré ?
DAVID EDWARD MENDIGALES :
Oh ! c’était bien modeste …
Comme tout ce qui est tragique dans notre modernité, cela commence par un grincement. Celui d’un monde de faux-semblants découvert par le rire d’une élite qui ne croit que dans son idéal. Ainsi dans l’extrait ci-dessus le général toise-t-il les faux résistants – écrite et jouée en 1959, Anouilh est à ce moment-là contre la doxa sur le sujet … Cette ironie mortelle s’applique ensuite aux pièces de théâtre parisiennes expérimentales, aux engagements amoureux rapides des jeunes gens, au communisme électoraliste, à l’arrivisme bourgeois, etc.
Mais voilà, le rire n’est qu’une façade. Derrière, c’est le chaos, c’est la peine, la blessure d’un coeur perdu dans une époque qu’il désapprouve. L’époque de la mollesse, des non-engagements et du matérialisme, tout cela aggloméré sous un vernis de moralité insupportable à un dramaturge que l’on a parfois qualifié d’anarchiste de droite. Rire, c’est se défendre, c’est chercher à sauver les apparences pour continuer à vivre. Et l’on sent de temps à autre que ce rire ne suffit plus. Oui, parfois, il se fêle, et laisse apparaître toute la morbidité de l’époque.
Aglaé qui s’en va pour aider Achille de Lépaut à « mettre son jabot », même si cela s’inscrit dans un contrepoint quasiment comique, c’est la fin du mariage du Général avec elle. C’est la tromperie, c’est le choix de la modernité par celle qui fut d’abord touchée par le monde du vieux Général. Et Aglaé, ce n’est pas seulement un personnage de théâtre. Aglaé, c’est nous. C’est la figure de la passivité, c’est la figure du choix de facilité, du choix de « coeur » contre les principes, du coup de tête contre la raison. Aglaé, c’est le romantisme contemporain, qui sous prétexte de « passion » fait ce qu’il veut, contre ce qu’il doit faire. Mais à la différence de celui des siècles passés, ce romantisme cède sans tragique à ses pulsions, sans combat, sans beauté.
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Tout l’art de Jean Anouilh est d’être tragique sur la tonalité moderne. C’est-à-dire d’être « grinçant » – terme qui était impropre à l’ancien tragique, celui que l’on appelle classique. Car tout part du rire, d’un rire jaune, glaçant, et qui finit par se briser, pour laisser poindre la victoire d’un monde nouveau et corrompu sur un monde pur et idéel. Si ce tragique nous parle, c’est qu’il est proche de ce que nous vivons nous-mêmes.
David Edward Mendigalès, nous le connaissons au fond. Nous savons ce qu’il est, et trop de fois nous nous rangeons de son côté, par facilité. Mais c’est aussi parce qu’il se cache, qu’il dissimule son véritable discours sous le pharisianisme culturel ou la bien-pensance. Mais lorsqu’il se dévoile, c’est terrible.
DAVID EDWARD MENDIGALES
Le peuple vous déçoit ? Mais nous aussi, il nous déçoit ! C’est vous qui l’aimez d’un amour malheureux à vouloir lui demander davantage. Je vous assure que papa se fout complètement de ses ouvriers, bien plus que vous de votre jardinier dont vous pansez vous-mêmes les ulcères variqueux m’a-t-on dit, deux fois par semaine. Résultat : votre jardinier vous déteste. Peut-être à cause de vos soins. Papa, lui, je vous l’assure, ne soigne pas les varices de ses ouvriers, mais il les amuse avec des motions adoptées à la majorité et il vote aussi à gauche qu’eux. Voilà tout le secret ! … On a construit les pyramides à coups de bâtons, maintenant on les construit à coups de conventions syndicales et de palabres ; mais personne n’est dupe. Sauf quelques originaux comme vous qui n’ont encore rien compris à rien. L’essentiel est de faire suer l’esclave, d’une façon ou d’une autre, puisque le monde, depuis toujours, est bâti sur son travail et qu’il le sera toujours, du fait même qu’il est le nombre. Alors il faut jouer la comédie …
Le courage de penser
Cette pièce, outre son intérêt dramatique et littéraire, importe par ce qu’elle nous dit de nous-mêmes dans cette époque. Elle est, malgré elle, l’éloge de courage – mais pas de n’importe lequel, de celui de penser par soi et de se dresser, comme un Cyrano de Bergerac, sous la menace du ridicule.
Dans une époque où le progressisme, le moralisme et le wokisme l’emportent, il est plus que jamais impératif d’avoir le courage de ses idées, le courage de l’action. Car, plus que dans le Guépard, il ne s’agit pas ici d’un simple constat, mais bien d’un exemple de vertu.