« Entre neuf et dix heures, le feu prit une violence démentielle. La terre vacillait, le ciel semblait une marmite de géants en train de bouillir. »
Si nous voulons revenir à la véritable virilité, déjà faut-il savoir comment nous l’avons quittée.
Ces quelques mots tirés d’Orage d’acier d’Ernst Jünger nous indiquent sûrement le funeste point de rupture. L’Europe a précipité des millions de ses fils dans les tranchées, aucun n’en est revenu vraiment. Ceux que la mort n’a pas fauchés n’ont pu vraiment revenir tant l’humiliation avait été grande. Aucun homme ne put survivre à cette guerre. Les voilà qui partaient la fleur au fusil, de joyeux va-t’en guerre avec leurs belles moustaches à guidons ! « Nos aïeux victorieux, nous voici ! » lançaient ils en cœur, pressés de prendre à leur tour la gloire que leurs pères avaient si vaillamment gagnée et jalousement gardée. Mais ils ne devaient pas y goûter. Pas de gloire pour les hommes de 14, seulement des rats et de la boue. Cette boue devait vite effacer toutes les images d’Épinal que leurs bonnes mères avaient entretenues toute leur enfance… Les casoars des saint cyriens gisaient à côté des officiers tombés, dans de béants trous d’obus, la poitrine trouée de part en part par la mitrailleuse prussienne laissait couler d’épais filets de sang sur leurs beaux uniformes. Ils avaient refusé de se coucher. L’honneur était devenu de la bêtise. La machine avait fait plier l’homme, il lui fallait à présent ramper, ramper ou mourir. Quelques chapitres plus haut dans le même ouvrage, Ernst Jünger raconte comme, même après la guerre, le bruit d’un livre qui tombe le fait se précipiter au sol. Toujours aux abois, voyant la mort partout, tout fracas soudain devait le faire tressaillir convulsivement. La guerre totale lui avait tant fait sentir sa faiblesse qu’elle le condamna à vivre dans l’ombre de la mort. Voilà nos pauvres enfants humiliés. Qu’avaient-elles à voir, ces gueules cassées aux uniformes ternes et déchirés, avec leurs ancêtres de Bouvines et de Marignan habillés d’armoiries écarlates et d’armures étincelantes ? Rien, et toutes ces parures glorieuses leur devenaient pesantes. Elles portaient autant de poids que la guerre avait déçu d’espoirs. Qu’avaient-elles de commun, après avoir achevé les asphyxiés au gaz moutarde de la tranchée ennemie, avec les chevaliers du Temple et de l’Hôpital qui juraient de ne jamais reculer, seulement si l’ennemi venait à être trois fois plus nombreux ? Qu’avaient-elles de commun, leur lebel dans la main et attendant la fin du barrage d’artillerie, avec saint Louis et ceux de Patay pour qui le seul honneur était à la pointe de l’épée et de la masse ? Rien. Pauvres diables ! Plus de place pour les actes « qui étaient une inspiration de l’Honneur, comme on dit de certains actes gratuits des Saints qu’ils sont une inspiration de l’Esprit » (Georges Bernanos, La France contre les robots). L’Honneur était devenu une lubie du passé, la machine l’avait rendu obsolète. Avec lui c’est l’homme même qu’elle venait de frapper fatalement.
Être un homme devait bientôt devenir trop exigeant. La machine réussit cet exploit de faire oublier à l’homme à la fois sa misère et sa grandeur. À l’homme humilié et meurtri par la machine on offrit le réconfort par la machine. L’automobile soulagea les jambes engourdies et la moissonneuse les dos fatigués. Jamais l’homme ne se sentit aussi faible et jamais il ne l’oublia si vite. Voilà qu’en deux siècles, la machine et toute la société qu’elle construit – celle de l’argent et des masses – avait obscurci pour l’humanité entière les trois voies suprêmes de la virilité : celle du héros, celle du génie et celle du saint.
Celle du héros puisque l’individu est devenu impuissant. Tout élan individuel, chaque accomplissement d’un seul est broyé. Risibles ceux de Thermopyles et de Cambronne ! l’aviateur moderne aura en moins de temps rasé des villes entières à lui seul du haut de son bombardier. Inutile Phidippidès ! le militaire moderne n’aura qu’à allumer sa radio. Quel exploit reste-t-il à traverser les mers et les déserts ? À travailler de ses mains ? À fabriquer au prix de sa sueur ? La machine fait 100 fois mieux et 1000 fois plus vite. Et si le héros ne se heurte aux robots, c’est à la masse qu’il se heurtera. Il veut réformer l’État ? Voilà qu’il devra faire passer un texte devant une Assemblée d’imposteurs ou se faire élire par une masse de déracinés… Et enfin, il se confrontera toujours à la Loi, la sacro-sainte Loi, idole maçonnique, arme froide de l’Adversaire qui aura à la fois tué la tradition et la liberté. Plus de Suger, de saint Louis, de Richelieu, de Louis XIV et de Bonaparte… Seuls restent les masses et leur Loi.
La modernité distille de basses passions qui eurent vite fait de venir à bout des génies. Le relativisme et l’égalité s’allièrent pour qu’aucun ne s’élève plus haut que les autres. S’il n’y a pas la vérité mais « des vérités », Montaigne et Pascal disent leur vérité, comme Alice Coffin dit la sienne. Si nous n’avons plus le Beau mais « des goûts et des couleurs », Raphaël vaut autant que Picasso et Pollock ; Bach et Mozart ne sont pas allés plus loin et plus subtilement dans l’éternelle beauté que Kaaris et Booba. Voilà ! Les démons se réjouissent ! Comme le diable Screwtape de Lewis qui s’exclame : « Le brillant élève reste donc démocratiquement ligoté à son groupe d’âge pendant toute la durée de sa scolarité et le garçon capable de s’attaquer à Eschyle ou à Dante écoute patiemment son camarade du même âge qui essaie d’épeler : Le dos du dodu dindon. » (C.S. Lewis Démo(n)cratiquement vôtre).
Enfin, plus de saints. Si comme le dit Notre Seigneur « étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie et il y en a peu qui le trouvent » (Matthieu 7 ; 14), la modernité parvint à la resserrer encore un peu plus. Si la Grâce fait les saints, elle ne doit pas moins être accueillie. Or dans la modernité confortable, humaniste, égalitaire, gentille, confortant chacun dans ses vices et sa médiocrité, l’élan pascalien est devenu impossible. Comment constater notre misère, l’abîme dans lequel nous plongent le péché et la concupiscence si toute la société les félicite et les inscrit même dans la loi ? La modernité ne découvre pas assez la misère de l’homme sans Dieu pour que, se voyant comme « le raccourci d’atomes perdu entre deux infinis » (Pensées) qu’il est, il mendie l’Éternel. Et lorsqu’elle le lui découvre, elle le fait avec tant de violence qu’elle le broie sous la machine et le dissout dans la masse jusqu’à ce qu’il ne reste plus un atome de « l’instinct premier de la grandeur de notre première nature » (Blaise Pascal, Pensées). Il ne se pense alors même pas digne d’être élevé à quoi que ce soit. La triste destinée du moderne semble être l’orgueil ou le désespoir.
Le moderne hait le héros, le génie et le saint : il hait la virilité. Il hait ses aïeux car s’ils ne furent pas tous ni des génies, ni des héros et encore moins des saints, ils vivaient d’idéaux et leur exemple nous écrase. « Évidemment ces fameux prud’hommes n’étaient pas ce que pensent les demoiselles, mais quoi ! il faut les voir tel qu’ils se présentaient à l’ennemi, écu contre écu, coude à coude. Ils valaient ce que valait la haute image à laquelle ils s’efforçaient de ressembler. Et cette image-là ils ne l’ont emprunté à personne. Nos races avaient la chevalerie dans le sang, l’Église n’a eu qu’à bénir. » (Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne). Le moderne ne veut plus de ces vieux idéaux, il a renoncé à combattre, à conquérir ou à transcender, or c’est le propre de la virilité.
Mais si la modernité à endormi l’homme, elle ne l’a pas tué. Les jeunes âmes que l’esprit du temps n’a pas encore étouffées portent encore en elles le germe de l’espérance héroïque et de la force sainte. Les yeux de nos fils brillent toujours, comme ceux de Perceval, à la vue d’une armure clinquante. Parce que la modernité a fait un monde si hostile à l’homme, beaucoup de modernes n’en sont pas et ne veulent pas non plus cet exploit pour leur fils… Ces petits sont des orphelins, avouons- le, ils n’ont plus de pères. Car le père est justement celui qui nous arrache à l’enfance. Il nous fait admirer l’épée de fer en nous offrant celle en bois. Nul autre que le père ne peut faire vivre les mythes aux yeux de son fils et le bénir quand, à son tour, le fils devient homme. Alors, on l’aura compris, pour redevenir des hommes, il faut d’abord redevenir des pères. Et nous n’avons pas d’autre choix que de renoncer à ce grand abandon qu’est la modernité pour assumer à nouveau le mythe. Osons vivre selon un idéal. Alors les enfants voudront devenir hommes.
Mais qu’est-ce que la véritable virilité, celle à laquelle, par-dessus toutes les autres, il faut revenir ? Roland et Duguesclin bâtirent le royaume de France à coups d’épée. Marc Aurèle partait à la conquête de son âme et Magellan à celle des océans. Armé de vers Cyrano triomphait du cœur de
Roxane et de Guiche du bout de son truculent espadon. Tous transcendent, se battent et conquièrent à leur manière. Ils sont les hautes figures de la virilité d’ici-bas. Le saint quant à lui, ô homme des hommes, armé de la Grâce, revêtant l’armure de la Charité, part au combat contre l’Adversaire lui-même, à la conquête du Royaume des Cieux. Le Christ a combattu le Diable et vaincu la Mort, l’armée céleste de saints et d’anges qui marche à Ses côtés faisant claquer les étendards du Salut témoigne de Sa Victoire. Il est de la plus haute vocation de l’homme que de rejoindre ses rangs. La virilité du saint n’est pas celle que nous connaissons d’ordinaire, son combat est dans les cieux, il n’est pas de ce monde. Quand le saint sauve des vies, il les sauve dans l’éternité, lorsqu’il est victorieux, il l’est dans l’éternité, sa conquête n’est pas d’ici-bas, elle est la Jérusalem Céleste. Revenir à la véritable virilité c’est revenir à ce Dieu vivant et vrai dont chaque goutte de sang versée fait trembler l’Enfer. Chaque larme qui coule sur sa Sainte Face est une victoire sur le péché que sonnent les séraphins dans les Cieux. Ultimement, revenir à la véritable virilité, c’est revenir à la Croix.
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