Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse et directeur du LABIANA.
Le Politique et les Grecs
La géométrie politique de Clisthène, liée à la philosophie, est figure d’un nomos, dans le sens de loi générale, d’ordre, de ce qui est conforme aux lois écrites connues de tous. Elle institue, par le débat au sein de l’assemblée, un être abstrait, symbole du logos et de l’arétè d’Athènes. La polis est la communauté des citoyens, la mise en commun des paroles et des actes. Pour Aristote, le citoyen – celui qui a le droit d’accomplir des actes politiques (politeuesthai) –, participe à l’exercice des pouvoirs du juge et du magistrat.
Dans la meilleure des constitutions, c’est celui qui est capable et qui choisit d’être gouverné et de gouverner en vue d’une vie conforme à l’arétè, la vertu. Le serment des éphèbes, au IVe siècle, lorsqu’ils reçoivent leur panoplie en présence des Cinq-Cents, est révélateur. La main tendue au-dessus de l’autel, ils jurent de ne pas déshonorer leurs armes sacrées, de ne pas abandonner leur compagnon dans la bataille et de combattre pour leurs dieux et pour leur foyer, seul ou avec d’autres. Ils ne laisseront pas la patrie diminuée, mais plus grande et plus forte. Ils obéiront aux ordres que la sagesse des magistrats saura leur donner. Ils seront soumis aux lois et à celles que le peuple fera d’un commun accord, et combattront pour elles, ou seul ou avec tous. Ils jurent, enfin, de respecter les cultes de leurs aïeux.
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Quel que soit le type de politeia, « l’âme de la cité », le principe de la loi est une constante, car c’est sur les lois que repose le salut de la cité. Pour Hannah Arendt, « L’organisation de la polis, physiquement assurée par le rempart et physionomiquement garantie par les lois – de peur que les générations suivantes n’en changent l’identité au point de la rendre méconnaissable –, est une sorte de mémoire organisée ».
L’homme, on le sait, est, par excellence, un animal politique, ou, pour respecter l’idée du Stagirite, plus politique que certains autres animaux. On songe à l’abeille, la fourmi ou la grue qui sont des animaux qualifiés par Aristote de « politiques » : ils ont ensemble une « œuvre commune ». L’homme est naturellement lié à une polis, parce que doté du logos. Il est capable d’opposer le bien au mal, le juste à l’injuste. La cité-État ne peut pas, alors, être quelque chose d’artificiel, et, surtout, si on suit jusqu’au bout Aristote, pour qui la nature d’une chose c’est sa fin, il semble bien que l’être politique précède l’état de nature :
« Toute cité existe par nature, tout comme les premières communautés : elle est en effet, leur fin, or la nature d’une chose, c’est sa fin ; ce qu’est chaque chose, une fois sa croissance achevée, c’est cela que nous appelons la nature de chaque chose, par exemple d’un homme, d’un cheval, d’une famille. […] D’après ces considérations, il est évident que la cité est une réalité naturelle et que l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) […]. Ainsi la raison est évidente pour laquelle l’homme est un être civique plus que tout autre, abeilles, ou animaux grégaires. Comme nous le disons, en effet, la nature ne fait rien en vain ; or seul d’entre les animaux l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix (phonè) expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi la trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se le manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité. […] Ainsi donc, il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu […] ».
Ainsi, la polis est l’ensemble des citoyens agissant dans un monde défini par un logos nécessaire à « l’être-en-commun », condition d’un espace civique homogène parce qu’en relation privilégiée avec le centre. Le logos, parole révélant l’ordre du monde, son cosmos, est un élément essentiel du débat politique, « l’outil politique par excellence ». Par ailleurs, l’affrontement de deux exigences en apparence contradictoires, l’autonomie et l’hégémonie, est l’harmonie de la cité-État, et le signe paradoxal de sa disparition future. Pour Thucydide, il n’y a pas de solution historique au problème de l’histoire, puisque la cité, par nature et par nécessité, tend vers la guerre. La guerre entre les cités peut être ainsi comprise comme un des principes constitutifs de l’activité politique, en même temps que sa négation.
C’est la différence entre un Grec et un non-Grec. Par leur caractère, étant naturellement plus serviles, les Barbares supportent le pouvoir despotique sans aucune gêne.
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La fascination pour les affaires de la cité, l’intelligence à concevoir sous la forme d’un art, d’une theôria, l’essence et la tension politiques, le regard mimétique, révèlent le Grec comme l’être politique par excellence. Il réfléchit sur le modèle de la callipolis, sur la meilleure politeia possible et sur le souverain bien compris comme la fin de toute communauté. Il raconte, « trésor pour toujours », l’affrontement nécessaire des cités – réelles puissances de proie –, et les inévitables ruines d’hommes et d’empires.
Ce rapport au politique se dévoile également dans la praxis ou encore dans le plus grand mouvement, la kinèsis. La guerre grecque, par la dialectique d’un achèvement et d’une négation que nous avons évoquée, apparaît comme l’acte politique suprême. La guerre victorieuse qui oscille entre des pôles apparemment opposés – la violence première et le raffinement absolu – est le moyen de tendre à l’hègémonia et à l’autonomia, et, au-delà, d’imaginer l’archè, la participation, le maintien de la cité dans l’horreur de l’histoire, pour un temps nécessairement bref.
Le génie audacieux des Ioniens ouvre des voies nouvelles. Les Athéniens ne peuvent rester en repos et laisser les autres en repos. Ils frappent leurs ennemis de stupeur. Ils les harcèlent de coups rapides et imprévus, comme à Pylos et à Sphactérie, ou lors de l’occupation de Cythère « aux rochers de porphyre », la haute Cythère, riche en pourpre. Ils sont vifs à imaginer, et, dans leur esprit, ne pas entreprendre une chose est toujours une perte par rapport au résultat escompté. Sur la piste même d’un type nouveau d’archè, approchant l’idée de l’empire, à la veille de l’expédition de Sicile, telle est la thalassocratie athénienne. Voici Phormion et ses intelligentes trières.
Voici Alcibiade, imprévisible, génial et tragique, le philonikos, l’amoureux de la victoire. Voici Conon, le vaincu d’Aïgos-Potamos, mais le vainqueur de Cnide, et celui qui releva les Longs-Murs. Bientôt Thrasybule, Callistratos, Timothée, Chabrias – le vainqueur de Naxos –, Charès ou encore Charidème.
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L’affrontement tragique de ces deux ordres, de ces deux nomoi, le conflit terre-mer, le muthos des deux cités est raconté par Thucydide d’Athènes, « le plus étonnant des historiens ». C’est la véritable cohérence, l’essence de la cité et de son arétè, au-delà des principes du bien souverain et de la décadence. Cette grammaire politique dit la redoutable contrainte de la nécessité politique : un univers grec.
Cette métapolitique a été préparée par le logos des penseurs avant Socrate, dont la parole recueille les harmonies cachées des choses, au-delà de leur contradiction. Elle est liée à la lumière de Platon ou d’Aristote. La politique, invention grecque, est science architectonique. On songe à Nietzsche : « Considéré à l’apogée unique de son art, le Grec ne peut être défini a priori que comme l’homme politique en soi ; l’histoire, en fait, ne connaît pas deux exemples d’un si terrible déchaînement de l’instinct politique, d’un sacrifice aussi inconditionnel de tous les intérêts au service de cet instinct de l’État ».
Cette passion dévorante est liée, à l’évidence, à la mort. Il y a, de ce fait, une arétè, un éros du politique…
Il a publié :
Les Présocratiques (en collaboration avec Yves Battistini), Fernand Nathan ; Platon, République, livre I, Fernand Nathan ; La Guerre (en collaboration avec Pascal Charvet et Anne-Marie Ozanam), NiL, « Le Cabinet de curiosités » ; Les Saisons de la loi, Klincksieck, « Études et commentaires » ; La Guerre du Péloponnèse. Thucydide d’Athènes, Ellipses, « Les Textes fondateurs » ; Alexandre le Grand, Histoire et Dictionnaire (codirection), Robert Laffont, « Bouquins » ; Dictionnaire des lieux et pays mythiques (codirection), Robert Laffont, « Bouquins » ; L’Histoire grecque de Thucydide, Jean-Baptiste Gail, 1807, Clémentine, « Studia Humanitatis » ; Pour saluer Plutarque, Clémentine, « Studia Humanitatis » ; Alexandre le Grand, le philosophe en armes, Ellipses, « Biographies & mythes historiques » ; Napoléon, le politique, la puissance, la grandeur (direction), Préface de Jean Tulard, L’Artilleur / Bernard Giovanangeli ; Le Monde grec et l’Orient de 404 à 200 avant notre ère (direction), Ellipses.
En préparation
Napoléon Bonaparte, Alexandre le Grand, Penser l’Empire, penser la guerre…, Volume 1, Bernard Giovanangeli Éditeur.
Napoléon Bonaparte, Alexandre le Grand, Penser l’Empire, penser la guerre…, Volume 2, Dictionnaire (codirection avec David Chanteranne), Bernard Giovanangeli Éditeur.
La Guerre, Theôria et praxis, Bernard Giovanangeli Éditeur.