Le sentiment de l’effondrement de notre civilisation n’a jamais retenti aussi clairement en nos murs intérieurs. Souverainistes autant qu’identitaires, nous avons conscience que c’est notre âme véritable qui est visée par le mal présent. C’est l’essence profonde de l’Homme qui est attaquée, au rétablissement de laquelle il faut vouer tous nos efforts. Dans ces moments de troubles, il n’est que l’Histoire pour secourir nos espérances temporelles. En l’occurrence aux Grecs, premiers dépositaires de nos fonds baptismaux.
Que l’on veuille le nommer gauche, progressisme, ou libéralisme, la force qui, au seuil du mystique, a méticuleusement œuvré depuis deux siècles à dévaster le pays ne s’est pas contentée du sang de ses opposants. Pour abattre aussi facilement la monarchie, la société catholique, et le modèle familial traditionnel, il a fallu qu’elle recoure à un crime bien plus ambitieux encore. Pour cause, elle a intimé aux esprits des Hommes la plus scandaleuse opinion qu’ils puissent avoir d’eux-mêmes : « Agissez selon votre seul intérêt propres, seulement guidés par un égoïsme crasse, fiez-vous aux bas instincts et maximisez vos profits. La main invisible se chargera de faire prospérer la société. ». Le déchirement comme projet de civilisation.
Sans trop tourmenter le théologique, nous sommes contraints d’admettre que le maître-mot de la force qui obsède ces lignes est la division. Des hommes mystifiés se sont déchirés, dont les ancêtres avaient moissonné la terre ensemble. Excitant les amours-propres, appelant de ses vœux les règnes fraternels de la marchandisation et de la méfiance, elle a érigé l’autolâtrie en religion.
Il ne faut pas considérer autrement l’établissement de la démocratie représentative, meilleure garantie de l’oubli du commun et de la guerre civile généralisée. Pénétrés du mythe de l’égalité, persuadés de leur interchangeabilité, les individus proclamèrent tous ensemble leurs prétentions identiques. La multiplication des voix fit écho à l’émeute parlementaire, pudiquement renommée « débat public ». Effective par les partis, morale par l’élection du clivage gauche-droite comme clé de lecture hégémonique du jeu politicien, la fragmentation ajouta au tapage des intérêts privés le chahut des idées. Les sentinelles affairées à leur surveillance mutuelle oublièrent l’horizon des remparts, où se massèrent des barbares envieux. Démagogie, désordre, désolation.
L’histoire humaine n’a pas attendu Spengler pour sentir en son sein le germe de la décadence. La vérité que Chateaubriand inscrivit dans l’aristocratie est parfaitement étirable à la civilisation toute entière : « L’aristocratie a trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges et l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier. ». Quel autre mot plus pertinent que celui de vanité, pour qualifier l’attitude de cet Occident, vain et vaniteux, à l’égard de ses contestataires ? Que dire de plus de ce vieillard aigri par le confort, qui jette à la face du monde la haine qu’il a nourri contre lui-même ?
Il n’en faut pas moins expier nos défaitismes. Il n’est pas à exclure que nous vivons une période apocalyptique. Il n’en est pas moins faux qu’ « Apocalypse » signifie « révélation ». La loi de l’Histoire a voulu que chaque règne fut marqué du sceau de son successeur. Aussi vrai que les âges éclatants laissent sourdre un soupçon de ténèbres, l’intendance des ombres éveille la vocation des chevaliers. L’injustice et la justice, le Bien et le Mal, se chassent l’un l’autre dans la valse des siècles. Nous, désireux d’être des hommes, non du passé, non du futur, mais des hommes de toujours, nous devons nous considérer comme les porteurs de l’irréductible lumière, vouée à embraser de nouveau le monde. Notre affaire est moins de s’acharner sur un système en voie d’extinction que de travailler à l’avent d’une cité aux confins de l’éternel et du transitoire. C’est à cet ouvrage que nous devons employer l’étude et la perpétuation de nos racines. Il ne doit plus nous intéresser, ce monde presqu’entièrement consumé, qui n’a plus qu’un goût de cendre à laisser à nos lèvres exaltées.
À l’effondrement fondamental et prodigieux qui s’annonce, nous devons répondre non moins prodigieusement, non moins fondamentalement. Une chose est d’ailleurs à ajouter au registre de nos espérances. Nous venons après bien des pères. Il se trouve que ces pères, par les écrits dont ils ont fait retentir leurs chutes, nous ont béni de leurs enseignements. Et parmi ceux qu’il faut faire nôtres, il en est un, venu de l’abîme la plus reculée de notre mémoire, qui semble, plus que tout au fondement de notre devoir. Cette leçon nous vient des Grecs, et se nomme la philia.
Ces lignes, en nombre et en goût, ne suffiraient pas à brosser la totalité du génie de cette notion. Nous prétendrons tout de même à une esquisse, plus ou moins fidèle. Il faut d’abord voir que la philia se fait chair dans les esprits de tous les penseurs Grecs de la cité. Aristote comme Thucydide, Platon autant qu’Empédocle la posent comme essence naturelle et première d’une communauté politique. Gageons pour introduction qu’elle est une forme aristocratique de l’amitié. Mais aussitôt le scandale de la parodie laisse planer son ombre, et il convient de préciser.
La philia se fonde d’abord dans l’amour de soi, principe constitutif de toute perpétuation. Lorsqu’il est cultivé d’une main juste et ferme, cet amour conduit nécessairement à vouloir aimer son prochain. Étant des êtres imparfaits par Nature, notre quête de la perfection se mène à travers l’accès à un Autre, qui nous égale, voire nous dépasse en vertu. La délibération commune engendre l’élévation commune. Egoïsme et altruisme, tout au contraire de se livrer bataille, cheminent inséparables. L’on se reconnaît dans l’Autre, l’Autre devient une extension de soi, et voilà que nous ne désirons plus qu’ensemble. Près de trois millénaires plus tard, Montaigne, venant d’accompagner La Boétie jusqu’au seuil du possible, confirmera : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ».
Cette accablante aptitude des Hommes à ne faire qu’Un accouche d’une communauté politique efficace et solidaire, acquise à la prospérité comme à la progression. L’unité de pensée et d’agir institue l’ordre, fils de l’harmonie tant louée par les Grecs. Ratifié par la loi de l’attraction, le sentiment d’invincibilité engendre l’invincibilité elle-même. La fabuleuse concorde des Dieux, des éléments et des Hommes magnifie le monde. Alexandre foule les rives de l’Indus, Carthage croule sous Rome, Napoléon unit une terre qui court d’Amsterdam à Barcelone.
Refonder par les racines
Que doit-il rester aujourd’hui, de ces poussières de gloire, dispersées dans le vent des temps ? Eh bien, qu’il n’est pas de projet humain qui ne soit né en dehors du cœur des Hommes. Nul contrat social, seulement l’amour du prochain ! L’atomisation, la segmentation du corps social, acclamés par notre monde déclinant, rappelant au passage son caractère indéniablement diabolique, doit faire retentir de plus belle notre appel à l’union. La jeunesse est d’abord malade de ne plus savoir aimer. Le principe premier à notre redressement réside indéfectiblement dans notre capacité à nous lier par l’affect. Combien de braises étouffées dans l’isolement ? Combien de mal-être profonds qu’une simple conviction d’appartenance pourrait balayer ?
Démultiplier les rencontres, choisir et affiner ses relations avec le soin du cueilleur de sauge, voilà ce qui doit animer notre réveil. Fénelon, plein de la sagesse des Grecs, attestait : « Voulez-vous juger un homme ? Observez ses amis. ». Une fois ces derniers dûment éprouvés, y rester fidèle comme à sa terre, y puiser sa force première, se rabonnir dans la controverse. Ne pas avoir peur aussi, de confier ses peines, de livrer sa croix. Brel, qui peut-être mieux que tout autre, a bellement chanté la fresque du masculin, disait des hommes qu’ils se cachaient pour lécher leurs plaies. En bref, faire corps. Déposer l’ensemble de ses biens, les confondre dans la forge du fraternel. Prétendre à l’Un par l’Autre. Il n’est pas de postérité promise à la cacophonie des désirs. Pareille à l’hymne qui s’élève des vapeurs d’un stade, chaque voix doit s’accorder, se faire l’insoupçonnable parcelle d’un champ de chœurs, pour que Notre souffle balaie jusqu’aux entrailles de la terre.
L’Un est tout sauf l’uniformisation. Il ne s’agit pas de vouloir la fin des particularismes. Il est au contraire un devoir de les cultiver, de postuler à l’indispensabilité, pour ne jamais moins rendre aux siens que ce que l’on reçoit. Nous devons aspirer à ce qu’à nouveau, il brille dans le vieux ciel de France une constellation d’aristocraties dédiées aux armes, aux lettres et aux lois. Il nous faut pour cela rompre brutalement avec la basse idée de l’amitié que se font nos contemporains. Pour ne pas attenter à l’Individu divinisé, ceux-ci estiment qu’il est préférable de lui mentir plutôt que de brutaliser sa sensibilité. Il y en aura bientôt, qui se diront les amis les plus fidèles de tous les temps, qui préféreront ne pas dérouter leurs compagnons du gouffre par peur de tourmenter leurs genoux. Nous sommes faits d’un tout autre bois, qui sait sa noblesse fondée par l’adversité et le questionnement. L’ami qui n’aura pas osé corriger l’un de vos tirs, qui aura sacrifié l’une de vos fautes à son confort dérisoire, ne le tenez plus autrement que pour un capon.
Garder surtout, rivetée aux tripes, la profonde certitude que le monde qui nous honnit est en passe de céder sous son propre poids. Armés de nos frères, nous n’avons plus une raison valable à l’apeurement. Leur morale n’est pas la nôtre. Leurs invectives agonisent. Ces regards qu’ils veulent contraindre, nous n’avons plus à les baisser. À l’inverse, tout, l’héritage compris, nous pousse à l’insolence. Au sourire errant sur la crête du risible, entre des vallées de mépris et de légèreté. Il n’est que les quatre premiers arrondissements d’une capitale désœuvrée pour prendre au sérieux la complainte des genres. Ces dérives de l’époque ne doivent aucunement percer nos armures. Le wokisme n’est bon qu’à horrifier une bourgeoisie prétendument de droite, riche surtout des moyens matériels de sa dépression. Mais il faut bien une telle parodie de l’intelligence pour blanchir les nuits de Mme Bastié.
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Notre ouvrage est tout autre, qui se déploie à la mesure abyssale de l’immensité des temps. Tout à la fois notre terreur prodigieuse et notre obscure espérance, qui resplendit dans le mot de Paul Valéry : « Je travaille pour quelqu’un qui vient après. ». Ainsi en était-il de la maxime de nos pères. Ces braves usaient leurs jours avec, jetés à l’horizon, ces yeux pleins de bonté qu’ils ne pouvaient pas tendre par-delà les âges. Voici qu’il convient de perpétrer cette litanie de regards, preuve d’humilité autant que d’orgueil. L’humilité, cette vertu à l’étymologie sortie de terre, doit aussi se faire une place de choix à la table de nos valeurs. Elle seule permet la dialectique des temps. Elle est ce sentiment d’infériorité à l’attention des anciens qui, mêlé à l’insoutenable assignation au dévouement, invente les ères de gloire et révèle le secret des cathédrales. Il faut en revenir à la phrase de Chateaubriand pour comprendre que la sénescence pointe justement lorsque l’hubris emporte les cœurs, et qu’advient « l’âge des vanités ».
Car autant qu’à l’amitié et à la bienveillance, les Grecs nous rappellent au sens du tragique, qui isole la grandeur de la dépravation. C’est là le propre des civilisations que d’appréhender, de ritualiser le rapport à la mort. De là l’arrière-monde, et la garantie d’une Justice venue racheter les outrances des enfers terrestres. De là le lien substantiel du sang versé. Nous saurons notre salut arrivé lorsque, contemplant le charnier du monde, chacun de nous pourra soutenir : « Moi qui ne suis qu’un simple soldat, j’ai le pied sûr dans chacune de ses tranchées, car où mes jambes failliront, la main d’un frère, elle, ne faillira pas. ».
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