L'Étudiant Libre

Jérôme Sainte-Marie, né en 1966 à Alger et diplômé de Sciences Po Paris, est un analyste politique et sondeur. Depuis 2013, il préside la société d’études et de conseil Polling Vox.
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Malgré le fait qu’un Français sur deux ne se reconnaisse plus dans le clivage gauche-droite, la majorité des analyses de cette campagne présidentielle continue d’en faire une clef de lecture principale. Vous êtes l’un des seuls à acter la mort de ce clivage. Pourquoi considérez-vous ce clivage comme dépassé ?

Je ne suis pas sûr qu’il soit définitivement dépassé. Je constate simplement que la vie politique depuis cinq ans s’organise différemment. Les deux candidats arrivés au second tour en 2017, et les deux listes arrivées en tête aux élections européennes de 2019, à savoir d’un côté le Rassemblement National, et de l’autre La République en Marche, ne se reconnaissent pas dans ce clivage gauche-droite. Je constate également que la force politique dominante actuellement, La République en Marche, est continuellement rejointe par des élus de gauche comme de droite. Cette force au pouvoir continue à tenir sa promesse de sublimer le clivage gauche-droite, et incarne ce que j’appelle le bloc élitaire, c’est-à-dire une forme de libéralisme économique et culturel ouvertement réconciliés. Elle représente très largement les catégories sociales dominantes, et notamment la classe managériale.

De l’autre côté, le Rassemblement National reste une opposition vivace, fondée sur le refus total des principes du bloc élitaire. Seulement, et cela m’incite à la prudence, il existe également des forces politiques qui, en 2017, se situaient délibérément en dehors du clivage gauche-droite, et qui s’y sont inscrites depuis. L’exemple le plus marquant étant celui de la France Insoumise, dont la campagne de 2017 s’est faite sans jamais utiliser le mot « gauche », et qui depuis quatre ans a réintégré tout l’univers sémantique de la gauche. Désormais, toute la stratégie de Jean-Luc Mélenchon est fondée sur le rassemblement de la gauche derrière lui. Son meilleur ennemi n’est autre qu’Éric Zemmour, qui lui aussi, dans ses écrits, s’est longtemps tenu éloigné du clivage gauche-droite, et qui a totalement réinvesti cette notion depuis quelques mois. Ce n’est pas un hasard si Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour en sont à leur deuxième duel très médiatisé. Ils ont un intérêt commun à restaurer, sur une base un peu extrémisée, ce clivage gauche-droite. Vous avez là une vraie incertitude qui ne sera tranchée que par l’identité de celui ou celle qui se hissera au second tour face à Emmanuel Macron. Mais on peut penser que l’éclatement des oppositions et la dispersion des votes tient au fait que le clivage des blocs, toujours prédominant, est loin d’avoir totalement remplacé le clivage gauche-droite.

Vous avez publié en octobre dernier un essai intitulé Bloc populaire : une subversion électorale inachevée. En quoi la notion du bloc diffère-t-elle de celle de classe sociale, et de quoi serait composé ce « bloc populaire » ?

La notion de bloc renvoie directement à celle de « bloc historique », concept élaboré par Antonio Gramsci. Selon lui, un bloc historique est une construction qui permet de faire le lien entre la stratégie politique et la dimension sociologique. Pour qu’il y ait bloc, il faut trois éléments. Une direction politique, une base de classe, c’est-à-dire une classe sociale dirigeante qui s’allie à différentes fractions d’autres classes, et enfin, un projet idéologique qui maintient cette alliance. À son époque, Gramsci prenait en exemple le risorgimento italien, un bloc historique dirigé par Cavour et le royaume de Piémont-Sardaigne, avec comme base de classe l’alliance entre la bourgeoise industrielle du Nord et les propriétaires fonciers du Sud, et comme projet idéologique, l’unification de l’Italie et la constitution d’un grand marché national unique. En 2017, la victoire d’Emmanuel Macron peut également correspondre à cette notion de bloc historique. Il y a bien un projet idéologique : la réunification des libéralismes sous la houlette du projet européen, projet cette fois-ci post-national. Sa forme politique est incarnée par La République en Marche et Emmanuel Macron. Et enfin, il y a une base sociale, d’abord formée par une partie des élites véritables, ensuite par la classe managériale, et par une part importante des retraités. Ce bloc élitaire a maintenu sa cohésion, et au fond, s’est même renforcé durant le quinquennat, ce qui explique qu’Emmanuel Macron soit clairement en tête des intentions de vote au premier tour.

J’ai constaté, dans les sondages de 2017, 2019 et 2022, mais aussi à l’occasion des différentes réformes et mouvements sociaux, qu’en face, de manière totalement symétrique à ce bloc élitaire, se rassemblaient à intervalles réguliers les ouvriers, les employés et les petits indépendants. En bref, les populations les moins diplômées et les moins fortunées. Ces gens qui avaient autrefois dispersé leurs intentions de vote entre les différentes formations politiques, convergent aujourd’hui largement vers le Rassemblement National, au moins au second tour. De plus, un projet naissant, que j’appellerai de souverainisme intégral, était parallèlement assez mis en avant, de manière plus ou moins structurée, dans les discours émanant de ce parti. Le macronisme aurait donc occasionné une autonomisation politique des catégories populaires, qui ont un intérêt pratique à l’existence de la Nation.

Cela amène l’opportunité d’un renouvellement très intéressant du discours patriotique, cette fois-ci allié aux intérêts de ceux qui ne profitent pas de la mondialisation, en quelque sorte le peuple des « somewhere », décrit par David Goodhart. Ma thèse est donc très mal reçue par de nombreux sociologues de gauche qui n’apprécient pas qu’on dise que les ouvriers et des employés orientent désormais leur vote vers autre chose que les partis de gauche. Mais cette thèse est également mal reçue par ceux qui considèrent que l’avenir est à une « union des droites », et, qu’au fond, on puisse atteler les intérêts des classes populaires à ceux des classes dominantes au nom du patriotisme. C’est possible, et cela suscite d’ailleurs un certain succès. Mais je constate cependant, à l’heure de cet entretien, que nous n’avons pas encore la preuve que la solution proposée par Éric Zemmour ne permette une alternance. Les résultats des intentions de vote de second tour montrent que le retour au clivage gauche-droite expose à un rejet important de l’opinion. Si Marine Le Pen est donnée à 45% au second tour, au jour du 15 février, aucun sondage n’a placé Éric Zemmour au-delà de 39%. Est-ce simplement une étape dans la campagne, ou bien cela nous dit-il quelque chose de plus profond ? Nous le verrons bien. J’ai tendance à penser tout de même que la réactivation du clivage gauche-droite est largement anachronique.

Vous avez évoqué le risorgimento italien, érigé par Gramsci en cas concret de bloc historique. Cette alliance avait pour particularité de reposer sur une composante élitaire, à savoir la bourgeoisie industrielle du Nord de l’Italie. Celui que vous décrivez, entraperçu lors des Gilets jaunes, est au contraire basé sur le rejet des élites. Pensez-vous qu’un bloc historique dépourvu d’élites puisse connaître le succès ?

 

Une simple précision. Si le bloc élitaire a une existence réelle qui se manifeste très concrètement sous nos yeux depuis sa victoire en 2017, le bloc populaire reste pour le moment un projet inachevé, dont la construction a été interrompue par la crise du covid. Ces catégories populaires sont nombreuses, elles ont des intérêts communs (les conditions de vie d’un ouvrier et d’un employé n’ont jamais été aussi proches), et elles ont un attachement naturel au cadre national, ce qu’elles ont pu exprimer dans les urnes lors du référendum européen de 2005. Mais évidemment, elles ne peuvent être que l’amorce d’un rassemblement plus large, qui constituerait précisément un bloc, puisqu’aucune catégorie sociale ne peut prendre le pouvoir seule, et qu’elles ont le grand problème d’être en situation de subordination dans tous les éléments de la vie sociale. À l’inverse, les cadres de la classe managériale bénéficient de toutes les fonctions d’hégémonie dans la société. Il est évident que le bloc historique que j’essaie de décrire ne correspond pas à un projet de lutte des classes. L’aspiration à la souveraineté nationale peut justement permettre la jonction entre ces catégories populaires, une bonne partie des classes moyennes, voire des fractions des élites. Il me semble que dans le développement concret des choses, de par les résultats des dernières élections, les catégories populaires prennent le leadership de cette alliance, en ce qu’elles sont les plus résolues dans l’expression d’une forme de nationalisme. Inversement, lorsqu’il s’agit d’exalter la souveraineté nationale, les catégories bourgeoises sont largement plus divisées, car elles ont par certains aspects intérêt à la mondialisation, sous toutes ses formes. Tout cela a d’ailleurs été exprimé de manière très convaincante par le philosophe Jean-Claude Michéa.

 

Il y a deux mois, à l’antenne de Sud Radio, vous placiez Éric Zemmour dans le bloc élitaire, arguant que la majorité de ses propositions étaient vouées à la défense des intérêts matériels de la bourgeoisie. Ses récentes propositions sur le pouvoir d’achat vous ont-elles fait changer d’avis ?

En aucun cas, et je dirais même, à l’inverse. Plus la campagne avance, et plus il se dirige vers des solutions ultralibérales. Un journaliste économique aussi modéré que Dominique Seux a développé l’idée que son programme économique signifierait la fin du système des retraites, et l’assèchement des recettes de l’État, amenant à des privatisations inéluctables. J’ai noté des propositions sur le pouvoir d’achat, y compris des revenus modestes, mais elles annoncent une forme de démantèlement de l’État social tel que nous le connaissons. État social qui ne fonctionne pas si mal. Il permet, et c’est l’indice de Gini qui nous le dit, que les inégalités de revenu ne s’accroissent pas en France, et que nous restions dans une société dotée d’une forme d’égalité des conditions.

Évidemment, cet État social n’intéresse pas tout le monde, notamment ceux qui, sans lui, s’enrichiraient beaucoup plus. On peut penser également qu’il est une limitation pour notre énergie économique. Mais tout cela est exactement le raisonnement d’Emmanuel Macron lorsqu’il parle de « libérer nos énergies » ! Je retrouve ici la très grande prudence exprimée par certains du camp d’Éric Zemmour au moment des Gilets jaunes. Si les gains de pouvoir d’achat se résumaient à détruire les cotisations sociales, n’importe quel gouvernement l’aurait fait. Seulement, les gens savent très bien que ces cotisations impliquent un salaire différé, qui disparaîtra si ces cotisations sont mises à bas. Cela engendrera pour les individus de financer eux-mêmes leur santé, leur retraite, en bref, de basculer dans une société purement libérale, ce qui ne sera pas une bonne nouvelle pour les catégories salariées modestes, c’est-à-dire la moitié de la population active. Je suis donc même véritablement surpris par la radicalité libérale du programme envisagé. Cela permet d’expliquer pourquoi, pour le moment, les catégories populaires rallient assez faiblement la candidature d’Éric Zemmour, malgré l’intensité de leurs demandes en matière de sécurité et d’immigration.

Votre analyse, basée sur les classes sociales, se trouve en apparence contradictoire avec l’idée de Nation, qui transcende les catégories sociales. Une victoire du bloc populaire signerait-elle l’abandon de l’idée nationale, ou est-il possible d’articuler intérêts de classe et convictions patriotes au sein d’un même projet de société ?

Autrefois, jusqu’à la fin du XXème siècle, il existait effectivement une opposition entre la pensée nationaliste et celle du mouvement ouvrier. Les premiers prétendaient sublimer la lutte des classes par la mystique patriotique, quand les seconds développaient un projet de solidarité de classe internationaliste. Je crois que depuis une trentaine d’années, ces schémas ont volé en éclat, ceci sous l’effet de la mondialisation sous toutes ses formes. C’est-à-dire principalement les délocalisations, la financiarisation de l’économie, et l’immigration. Dès lors, on a assisté à une forme de révolte des élites, pour reprendre l’expression de Christopher Lasch, qui, à la faveur des traités internationaux de libre-échange, et de la construction européenne, se libèrent progressivement des contraintes du cadre national.

À l’inverse, les catégories populaires, pour celles qui ne sont pas issues de l’immigration récente, voient toujours davantage, dans le cadre national, la meilleure garantie de la conservation de leurs styles de vie, mais aussi, et ce n’est pas rien, de leur niveau de vie.

Je suis toujours étonné, de constater que, dans des milieux aisés et patriotes, on néglige l’importance des considérations matérielles dès lors qu’il s’agit des milieux populaires. Il est pourtant très naturel que l’on s’y préoccupe beaucoup de cette chose essentielle lorsqu’elle manque : l’argent.

S’il ne parvient pas à s’imposer en 2022, quel avenir prédisez-vous au bloc populaire ?

Dans l’hypothèse d’une réélection d’Emmanuel Macron, il est possible que la démoralisation des catégories populaires soit telle qu’elles ne trouvent plus en elles-mêmes la volonté d’une opposition résolue. Je crois qu’alors, une bonne partie de la société basculerait dans une forme de survivalisme où, plus simplement, d’anomie, pour reprendre l’intuition du sociologue Luc Rouban. On en voit déjà quelques indices, dont d’ailleurs une abstention historiquement importante. Peut-être que la dynamique retrouvée du bloc élitaire suffirait à engendrer son antithèse, mais je crois plutôt que les forces de résignation l’emporteraient. Tout indique dans cette éventualité, qui demeure une hypothèse tout de même très vraisemblable à ce stade de la campagne, que les oppositions demeureraient profondément fragmentées, en raison de l’échec de leurs leaders respectifs. Qu’adviendrait-il de la gauche, plus divisée que jamais ? Quel serait le sort de la droite ? On voit effectivement mal comment elle pourrait s’unifier avec quelque chose qui ne lui correspond pas totalement, à savoir le RN.

Pour vous répondre complètement, il y aura naturellement toujours des classes populaires, de plus en plus divisées par l’effet de l’immigration, donc fragmentées dans leur expression politique. Mais la possibilité que se constitue un bloc historique victorieux dont elles prendraient la direction m’apparaitrait alors très improbable.

Entretien avec Jérôme Sainte-Marie
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