Comme Nietzsche ou Bégaudeau, j’exècre la « valeur travail ». Quoi de moins aristocratique que de promouvoir un mode vie laborieux et bien rangé, de « perdre sa vie à la gagner » selon l’admonestation marxiste bien connue ?
Le philosophe allemand avait une posture plus informée et avertie que les trublions de la gauche radicale. En effet, qu’est-ce donc que « l’oisiveté », cette illustre notion trop peu comprise par nombre d’étudiants en philosophie ? Il faut d’abord comprendre que c’est en réaction à l’acception moderne du travail que Nietzsche élabore son concept. Il n’est en rien l’apologiste de la branlette éternelle et sans concept. La lecture croisée, psychanalytique et « Insoumise © » du Capital et du Gai Savoir est donc une foutrerie intellectuelle gauchiste. Ce que vomit Nietzsche, c’est la social-démocratie naissante qui a constitué un système économique adapté à l’aliénation de masse, processus historique s’étant rendu coupable d’avoir contraint moralement les vieux travailleurs du monde, les besogneux anonymes des temps, à trouver ces nouvelles positions salariées acceptables, si ce n’est enviables. Nietzsche refuse le contrat social capitaliste qui fait de la recherche du saint « emploi », la condition nécessaire de l’existence publique et politique, de la reconnaissance morale. Oui, le travail salarié devenu valeur cardinale de l’Occident, c’est à vomir. Cessez de geindre, socialistes, vous êtes les géniteurs de cette réduction d’âme imposée aux prolétaires que vous dites défendre !
Pourquoi est-ce, anthropologiquement, une défaite ? Pour la simple et bonne raison que la fin s’y substitue toujours au moyen. Le maigre salaire mensuel ou hebdomadaire – assuré – éclipse la terreur du bilan : la vue ontologique de l’homme se court-termise et avec lui ses aspirations spirituelles. Il travaille pour manger le soir, puis pour boire, puis pour boire du vin, puis pour jouer, puis pour baiser… et toute la somme des plaisirs infinis justifie les pires abus le matin ; quand le contre-maître encore ivre, de pouvoir et d’absinthe, affirme la maigre autorité qu’a bien voulu lui céder La Loge. Le salariat permet le zèle, mais le zèle contraint mène à la déchéance. Ce zèle, cette « ardeur au travail » selon Nietzche, sera d’ailleurs l’élément de définition de la bourgeoisie besogneuse et méprisée : vide, morne et affalée. Pour ces gens, le travail est une cure contre la désespérance liée au vide intérieur. C’est une fuite en avant qui remplit, un temps. C’est un divertissement masochiste, protestant s’il en est ! (1.)
Mais attention, dépassons la lutte des classes, théorie fantoche et juvénile, car le texte précédent fonctionne d’autant plus pour l’ouvrier qu’il fonctionne pour le cadre du tertiaire. Trouver passionnant son métier d’analyst M&A relève tout autant de la pathologie mentale. Tous ces gens aspirent à être libérés et j’ai la solution.
Je complète, il faut établir un esclavage technique et numérique dans une société orientée vers l’asservissement rapide et absolu de toute forme productive, non-humaine (Descola) et non-vivante. En quelque sorte : tout vérin, tout condensateur et tout processeur doit se rendre esclave de l’humanité, doit s’oublier dans le service de l’homme. Cela permettra de cultiver « l’oisiveté » nietzschéenne : le temps d’une décélération méditative, qui est loin d’être improductive d’un point de vue métaphysique mais qui l’est d’un point de vue physique dans un monde où l’homme a la valeur marchande d’un écrou ; mais d’un écrou fêlé, inefficient et pensif, ce qui n’est pas valorisable dans la théorie ridicule de l’homo-economicus, du flux-tendu et de l’hyper-frenquency trading.
Cependant, étant donné que je ne suis pas un enfant, que je ne suis pas de gauche et que je suis libéral, je me suis efforcé d’apporter une réponse à mon vœu pieux. Comment concilier d’un côté dandysme, prière et création et de l’autre urgence du monde matériel, crise et pragmatisme ? Comment troquer la semaine contre la saison, l’année contre le siècle ? Comment concilier mon enthousiasme béat pour l’innovation et ma nature réactionnaire ? Comment continuer à être anarchiste et de droite, catholique et idéologue ?
La clef de voûte est, je le crois, le retour à l’outil contre la machine, dans l’espace productif. Je fais ici une distinction bien connue dont la différence tient à la place de l’homme dans le processus de production : il est maître de l’outil mais dépend de la machine. Les intelligences artificielles génératives ou les robots ouvriers sont une aubaine. Il faut faire scission d’avec eux, les constituer en société parallèle – car ils ont techniquement les moyens de l’indépendance – et entamer notre transhumance inversée vers le monde d’hier. D’avoir failli causer notre errance technologique et éthique, ces néo-esclaves du capitalisme assureront nos arrières pendant que nous reconstituerons une société qui ne se soit pas pris les pieds dans les engrenages séduisants du tout-progrès. Ils sont une balise amarrée à un cap : celui du point de non-retour technique que l’humanité prométhéenne a presque franchi.
Et cette organisation permettra au moins une chose : les banquiers et les marketeux pourront librement continuer à être « passionnés par leurs boulots », ou plutôt par leurs bonus, les faux bohèmes pourront sans contrainte se ruiner le dos à retourner la terre du Perche pour récolter des panais insipides, et nous gentilhommes dignes et prolétaires honnêtes : nous ferons de l’art et boiront le vin nouveau à la coupe des dieux de la Contemplation,
Chat GPT se sera occupé de nos devoirs de vacances.
Otium éthique pour les amoureux de ce qui façonna l’humanité.