L'Étudiant Libre

Le fantasme d’une société sans réel

Selon la définition la plus large, le terme anglo-américain « woke » (« éveillé ») désigne le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale. Ainsi, le fondement philosophique du wokisme ne paraît entraîner aucune difficulté.
c : Unsplash

Article paru dans le numéro papier de janvier-février 2022.

La lutte pour la justice sociale, en effet, est depuis l’Antiquité vue comme un devoir du citoyen pour rendre les rapports de classe moins inégalitaires et plus harmonieux. Aristote considère ainsi au livre VI des Politiques que le maintien de la démocratie ne peut se réaliser que si les surplus des revenus publics sont répartis entre les gens modestes et seulement si les riches sont généreux et s’efforcent de gagner la faveur du peuple en ne recherchant pas leur profit personnel. Autrement, l’Etat perd de son unité acquise par l’amitié politique, car l’amitié implique que les citoyens soient plus ou moins égaux en richesse. D’un autre côté, le combat contre l’inégalité raciale et les autres discriminations fondées sur le sexe, la religion ou les idées est également louable et doit être mené contre leurs formes les plus récentes, comme par exemple la stigmatisation et la marginalisation de certaines personnes votant à droite ou à l’extrême droite et de leurs idées dans les universités, ou encore les nombreuses agressions sexuelles subies par les femmes dans la rue, les entreprises, le milieu télévisuel et sportif, etc. Si le mouvement « woke » parvient à prendre en compte toutes les formes d’injustice, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas, alors son objectif est respectable. 

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Wokisme et intersectionnalité

Si les causes finales du mouvement « woke » peuvent donc être partagées par chaque citoyen, il faut s’intéresser à ses conséquences et sa mise en pratique dans l’espace public actuel. La première conséquence du wokisme est d’abord l’utilisation de l’intersectionnalité comme outil de compréhension des rapports de domination, car embrasser d’un seul regard les diverses formes d’injustice, sociales ou raciales, nécessite de pouvoir les appréhender selon une logique réticulaire et non particulariste. Cette volonté d’appréhender les rapports de pouvoir de façon multiple possède l’avantage de ne pas trop segmenter le réel. Michel Foucault, dans Surveiller et punir, déclarait à ce propos que les relations de pouvoir se jouaient « dans le tissu même de la multiplicité » et que les relations de pouvoir, complexes, étaient semblables au « grondement de la bataille ». Alors que l’histoire était depuis longtemps parvenue à étudier le réel dans sa complexité, la sociologie, en généralisant un comportement et une vision du monde à un groupe social, ne réussissait pas à entendre ce grondement de bataille. L’idée de Foucault était alors de ne pas avoir peur d’étudier les cas dans ce qu’ils ont de complexe et les pouvoirs dans ce qu’ils ont de « micro-pouvoir ». Cependant, un manque de finesse semble caractériser le wokisme par rapport à une intersectionnalité prudente et réfléchie. En effet, pour beaucoup de « wokes » aujourd’hui, chaque injustice ou situation d’infériorité est représentée mentalement comme une unité. C’est ainsi qu’une femme noire, doublement en situation d’injustice, serait moins favorisée qu’un homme blanc. Une telle simplification du réel revient à faire de l’intersectionnalité un calcul arithmétique simpliste. Plus fine et percutante serait une intersectionnalité qui hiérarchiserait les situations d’injustice, et qui admettrait qu’une femme noire bourgeoise et cultivée resterait bien plus favorisée, grâce à ses capitaux économique et culturel, qu’un homme blanc issu des classes populaires et ouvrier.  Dès lors, l’intersectionnalité n’est pas une absurdité d’un point de vue théorique, mais peut le devenir quand à la finesse et à la hiérarchisation des injustices succèdent la simplification et l’égalisation des faits du réel.

L’hypocrisie 

Une deuxième conséquence, après l’usage de l’intersectionnalité comme outil d’analyse des inégalités, est le mouvement de purification de la culture qui vient des États-Unis, comme le mouvement « woke », et que l’on nomme « cancel culture ». Il est des « wokes » qui ne se retrouvent pas dans l’idéologie de la « cancel culture », mais force est de constater que la pratique de la chasse aux inégalités dans le présent peut conduire à la chasse aux situations d’inégalités dans le passé. La « cancel culture » repose sur une hypocrisie et une erreur. Une hypocrisie tout d’abord car ceux qui condamnent les situations qu’ils jugent injustes dans le passé sont les mêmes qui ont introduit en France un vaste mouvement de relativisme culturel et moral. Si aujourd’hui on ne peut critiquer un pan de culture étrangère sans être taxé d’universaliste et d’européocentriste, si aujourd’hui penser qu’il existe une vérité morale universelle ou loi naturelle nous range dans le camp des imbéciles, bon nombre de « wokes » s’autorisent à dénoncer les injustices dans tous les siècles de l’histoire de France sans considération pour le contexte culturel et les mœurs de l’époque étudiée. Ce paradoxe qui ressemble fort à de l’inconséquence, voire à de l’hypocrisie conduit à juger l’histoire et, selon le mot de Nietzsche, à donner des claques à sa grand-mère. Mais l’hypocrisie, si elle est donc théorique, est aussi historique. En effet, la « cancel culture » ne touche pas tout le monde de la même façon. Il est par exemple étrange de constater que François Mitterrand, grand défenseur de l’Algérie française à ses heures, échappe à l’anathème décolonialiste, ou que Simone de Beauvoir n’est pas montrée du doigt par la communauté LGBT alors que son chapitre « la lesbienne » du Deuxième Sexe peut être jugé homophobe selon les idéologies contemporaines. Ensuite, la recherche excessive des situations d’injustice dans le passé et la volonté de s’en défaire est également une erreur, que l’on pourrait qualifier d’anthropologique. En effet, le passé n’est ni un modèle ni un repoussoir, mais sa connaissance est nécessaire pour parvenir à une pensée claire qui prend acte du processus historique par lequel sont passées les idées. Autrement dit, connaître le passé, c’est pouvoir interroger les fondements et les préjugés inconscients de nos propres représentations. Victor Hugo déclarait ainsi dans son poème fameux « Fonction du poète » : « Toute idée, humaine ou divine, / Qui prend le passé pour racine, / A pour feuillage l’avenir ». 

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Enfin, une troisième conséquence du mouvement « woke » qui nous semble intéressante à analyser est la constitution d’un groupe qui se satisfait de lui-même et qui pourrait avoir tendance à se considérer comme pur. Le simple fait de se dire éveillé, de se dire que l’on connaît la complexité du réel, est en fait le symptôme d’une hybris malsaine, qui nous éloigne beaucoup de la devise de Socrate : « Je suis sûr d’une chose, c’est que je ne sais rien ». Il semble que le manque de finesse et de nuance de la pensée « woke », dont le but n’est en rien mauvais par essence, vienne de cette sûreté malavisée. Selon John Stuart Mill, « il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait ». Autrement dit, un écueil personnel majeur serait de se dire que l’on possède la vérité, alors qu’une existence réussie est celle qui est toujours en recherche de la vérité et du bien. Une potentielle conséquence du mouvement « woke » est donc cette confiance outrancière dans le caractère juste de son combat et un nouveau puritanisme. Le wokisme deviendrait alors un opium pour intellectuels et bourgeois satisfaits de leurs idées et cet instinct de supériorité pourrait peut-être cacher une domination symbolique de classe, mais nous laissons cette hypothèse à la réflexion du lecteur. 

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Gabriel Alcofaris

Gabriel Alcofaris

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