Parce qu’elle nécessite la transmission et l’héritage, la civilisation devient la pomme de discorde du XXIème siècle. Nous le savons, les discours de préférence civilisationnelle dérangent. Pourtant, préférer une civilisation ne signifie pas ignorer les autres ; cela revient à adhérer à ses principes et à ses valeurs. Est défendue une civilisation qui considère les hommes comme des sujets et non comme des objets, qui respecte la dignité humaine, qui défend les droits inaliénables de l’homme et s’évertue à œuvrer au Bien commun. L’énumération de ces postulats nous oblige à constater les manquements de notre civilisation contemporaine, et de fait admet qu’il est louable de s’attacher à une civilisation particulière. Claude Lévi-Strauss montre que nous sommes naturellement enclins à porter des jugements de valeur ; la raison s’attache à ce qu’il y a de plus bon et donc à la civilisation la plus bonne et morale possible. Pour qu’elle le soit, elle doit répondre à quatre principes : en tout, pour tous, partout et toujours. Le premier rappelle que la civilisation prend en compte l’ensemble des us et coutumes. Le second montre que ses bénéfices sont à la portée de tous. Le troisième témoigne de l’imprégnation spatiale de la civilisation ; celle-ci se voit autant dans les endroits retirés que dans les endroits visités. Le dernier principe – « toujours » – souligne l’hérédité et la transmission qui lui sont inhérentes. A contrario, une mauvaise civilisation est individualiste (les plus forts imposent leur force aux plus faibles) ou collectiviste (l’organisation sociale voit les individus en objets et non en sujets). À l’image de la pensée d’Arendt, les totalitarismes défont la civilisation. En leur sein, le tissu social, la subjectivité et le respect de l’homme se désagrègent.
Comme le rappelle Jean-François Mattéi, nous aimons notre civilisation occidentale simplement parce qu’elle est un modèle universel et la matrice d’un bon nombre de civilisations. Elle porte à toutes les autres des normes et des préceptes, notamment en différenciant l’humain de l’inhumain, le bon du mauvais, et le juste de l’injuste. Nos sociétés soulèvent la question suivante : si tout est relatif, est-il vrai que toutes les civilisations s’équivalent ? La réponse la plus censée tendrait vers le non. Le relativisme culturel refusant l’idée d’un absolu met à pied d’égalité toutes les civilisations au nom d’un certain universalisme hypocrite.
Il est vain de penser qu’une civilisation, par essence, est parfaite. Elle est perfectible. Compte tenu de cette fragilité, les sujets doivent appréhender la civilisation avec humilité en acceptant ses bénéfices et ses dommages. Depuis des décennies, l’idéologie victimaire triomphe. Pour preuve, colonisation et esclavagisme crispent les débats et continuent de flageller le sol occidental. Nous sommes bien les seuls à subir ce traitement défavorable et à expier nos péchés. En effet, la loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaissant l’esclavagisme comme crime contre l’humanité occulte la traite arabo-musulmane. L’ancienne Garde des Sceaux, dans un entretien dans L’Express en mai 2006, a affirmé que les jeunes Arabes ne devraient pas porter « sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». La repentance oui, mais que dans un seul sens !
Face à ces reproches, il faut porter un regard critique, scientifique et non manichéen sur les heures sombres de notre Histoire. Ernest Renan parle d’une « acceptation de l’oubli » et témoigne des bienfaits souvent engendrés par les violences.
Aimer le modèle occidental devient culpabilisant, surtout quand celui-ci est réduit à ses failles. Susan Sonstag, essayiste américaine, affirme que « la race blanche est le cancer de l’Humanité » puisque celle-ci engendra les pires maux de l’Humanité. Cette pensée fait écho aux propos anti-Blancs et anti-Occident qui ont foisonné sur les réseaux sociaux après l’incendie de Notre-Dame de Paris.
On relève une contradiction dans ce relativisme culturel car, en plus d’être perfectible, la civilisation occidentale reste un modèle d’humanisme et d’universalisme. Rousseau rappelle que c’est en Europe que se sont forgées ces idées-là, et ce dès l’Antiquité grecque. C’est grâce à cette ouverture vers l’universel, vers l’Autre, que l’exploration du lointain a pu être possible.
L’une des parties du livre de Jean-Yves Le Gallou, Européen d’abord, soulève les bienfaits et la grandeur de notre civilisation. En effet, celle-ci se lie aux libertés, à l’incarnation, au respect de la femme, aux grandes découvertes, à l’équilibre des fonctions sociales. Ces bienfaits sont le fruit d’un long processus, d’une construction de plusieurs siècles.
En occultant toute référence civilisationnelle, le relativiste met sur un piédestal « le citoyen du monde », expression qui n’a aucun sens. Celle-ci refuse que nous nous laissions enclore dans les limites de nos frontières au profit d’une quête permanente et continue vers l’Autre. Jean-Yves Le Gallou appelle cela l’idéologie du « Big Other ». La culture du (très) lointain pousse au désaveu de la culture proche. Pour mieux appréhender l’inconnu et ne pas tomber dans un cosmopolitisme vain, il faut s’enraciner. S’enraciner pour mieux s’élargir, voici la clé du vrai patriotisme.
En refusant l’Absolu, le relativisme culturel ne croit pas en une civilisation morale. « L’Homme est la mesure de toute chose » disait Protagoras. Le sujet croit donc ce qui est vrai pour lui. La pensée relativiste ne croit pas en la possibilité de partager une moralité, sauf par convention culturelle. On peut comparer cela aux nominalistes qui considèrent qu’il n’y a pas une civilisation mais uniquement des civilisations ; toujours dans l’optique d’une préférence du pluriel sur le singulier. « Vérité au-deçà des Pyrénées – erreur au-delà » disait Blaise Pascal. Avec son postulat d’une morale ne valant qu’à l’intérieur des frontières, des coutumes et des institutions, la pensée relativiste exclut une morale universelle et intangible.
Après le balayage de ces apories, vient le choix. Préfère-t-on notre civilisation imparfaite, mais perfectible, qui pendant des siècles s’est évertuée à défendre l’humain, ou préfère-t-on, par pure charité universaliste, une civilisation lointaine qui jusqu’alors n’a pas su considérer l’Homme ? L’heure est au choix.