Idées politiques : les leçons de Georges Sorel pour l’actualité. Entretien avec Rodolphe Cart (2/2)

L’épuisement du clivage gauche-droite, moins de dix ans en arrière, relevait de la lubie pour beaucoup d’analystes professionnels. Il s’impose aujourd’hui aux yeux du plus grand nombre comme la plus anodine des généralités.

Du bouleversement de paradigme politique, il apparaît dans l’actualité récente que des auteurs relégués aux limbes de l’Histoire, des noms que le politiquement incorrect aurait voulu balayer pour toujours de l’intelligence humaine, surgissent des ombres pour murmurer leurs pensées aux esprits ouverts. Georges Sorel est à compter dans ces rangs qui dérangent. Pourfendeur de poncifs, tour à tour conservateur inflexible et excitateur des passions du prolétariat, son œuvre inclassable a été remise en lumière par Rodolphe Cart, qui signe aux éditions de la Nouvelle Librairie son premier essai : « Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur ».

 

Retrouvez la première partie de l’entretien ici : lire.

L’Étudiant libre : Bien que l’on ait pu le dépeindre jusqu’ici en conservateur affirmé, Georges Sorel demeure, en premier lieu, un défenseur des travailleurs. Quelles leçons la droite actuelle aurait-elle à tirer de ce penseur ?

Rodolphe Cart : Contre la trahison du peuple par la Gauche – si bien analysée par Jean-Claude Michéa -, Sorel est dans le camp des classes populaires censées combattre le « bloc bourgeois ». Véritable excitateur de la radicalité politique, il professe et nourrit un imaginaire insurrectionnel destiné à mobiliser le mouvement social pour renverser l’ordre décadent. L’avenir d’une droite plébiscitaire et nationaliste est là, dans la défense des classes moyennes déclassées et des classes populaires déracinées. C’est la bourgeoisie – soi-disant patriote – qui doit se rallier à la cause du protectionnisme contre le libéralisme et du nationalisme contre le mondialisme. Il faut se souvenir qu’il y a toujours existé une droite qui portait un message social destiné à ceux d’en bas contre ceux d’en haut. Ainsi Maurras, tout comme Georges Valois, autre penseur monarchiste, avait bien pris acte de l’importance des problèmes sociaux. Pour preuve, le Martégal rédigea une lettre demeurée célèbre sur la fusillade de Draveil dans laquelle il n’hésitait pas à prendre à partie la bourgeoisie : « Car la question qui est d’établir le prolétariat représente et entraîne de votre part [la bourgeoisie] certaines concessions de fond, certains sacrifices de forme, qui réviseraient tout le régime économique existant. ». L’abandon de la cause sociale par le camp de la droite fut une catastrophe. C’est pour cela que je ne me présente pas personnellement comme quelqu’un « de droite », mais bien avant tout comme un nationaliste français.

Si on devait garder un autre enseignement de Sorel, ce serait celui de se méfier du concept d’union des droites. Ce projet est un leurre, une voie de garage destiné à mettre, au service de la droite d’argent et d’affaires, les forces vives et identitaires qui se sont constituées dans notre génération. Pour mon cas, je penche plutôt pour la tentative de reconstitution d’un pôle transpartisan nationaliste, antilibéral et protectionniste sur les plans économiques, démographiques et de souveraineté. Même si Sorel avait des réticences sur le Cercle Proudhon (1911-1914), je dois avouer que j’admire ce genre de tentative de rassemblement. Mais en quoi consistait ce cercle d’étude ? Il était la tentative de faire se rejoindre les nationalistes – de tous bords – pour traiter des problèmes du pays. Résolument antidémocrate et anticapitaliste, le Cercle entendait s’opposer frontalement aux idées modernes du système économique en place mais aussi à cet « acide » libéral et bourgeois qui attaque la nation, la famille, et les mœurs en substituant les lois de l’or aux lois du sang. Même s’il est certain qu’il faudrait réviser certaines positions, j’avoue que je me range encore volontiers derrière cette déclaration d’Henri Lagrange – l’un des acteurs majeurs du Cercle mort à l’ennemi en 1914 – qui disait : « Malgré l’industrie des intellectuels, des traîtres et des politiciens, malgré la vigilance intéressée et la sévère surveillance exercée par tous les fonctionnaires et par tous les mercenaires de la Ploutocratie internationale, des citoyens français, nationalistes et syndicalistes, franchirent les barrages policiers et se rejoignirent, connurent qu’ils étaient de même chair et de même langue, et pareillement ennemis des utopies démocratiques et de la tyrannie capitaliste. De cette rencontre naquit le Cercle Proudhon. »

 D’une manière plus générale, Sorel fait partie des inclassables, des partisans d’une 3ème voie entre capitalisme et socialisme. On peut trouver dans cette famille des auteurs qui retrouvent aujourd’hui une certaine importance, à l’image de Péguy, Bernanos, Chesterton, etc. … Qu’est-ce que le retour en grâce de ces penseurs dit de l’évolution de notre société ?

Pour qu’un sursaut du peuple se produise, il faudra une politique axée sur deux éléments : la défense de notre identité (culture, équilibre démographique) et la protection de notre modèle social (économie, institutions). Le discrédit de nos sociétés et organisations politiques issues de la philosophie des lumières, du libéralisme et de la construction des États-Unis d’Europe (aujourd’hui Union européenne), ne procède pas d’une génération spontanée. Si Sorel en a déjà fait la critique sociale, Maurice Barrès, à peu près à la même époque, avait quant à lui fait son procès sur l’angle civilisationnel et de l’identité. C’est pour cela qu’au tournant du XXe siècle, Maurice Barrès et Georges Sorel vont travailler – chacun de leur côté et selon leur sensibilité – à édifier un autre modèle contre celui des lumières « franco-kantiennes ». Chacun de ces deux auteurs a constitué une argumentation novatrice qui trouvait sa force dans la cohérence interne de leurs principes propres – nationalisme pour Barrès et socialisme pour Sorel. Déjà à cette époque ils avaient perçu le péril que représentait le système bourgeois et libéral pour les sociétés européennes. C’est à partir de ces deux penseurs que peut s’élaborer une synthèse du national-populisme – que je revendique, dans mon cas.

Pour notre génération, il faut ce sursaut de l’énergie contre le verbalisme. Il est illusoire de prétendre séparer et cloisonner un nationalisme de droite d’un nationalisme de gauche. Le nationalisme est par essence une révolte contre la pusillanimité des gens en place. Il induit la condamnation d’une certaine forme de médiocrité et de stagnation bourgeoise, mais aussi la fidélité à l’égard de valeurs léguées par l’histoire et les morts (Barrès). Le prochain mythe des nationalistes français fonctionnera par ralliement/exclusion. Le souci d’inclusion nationale s’affirme toujours peu ou prou dans le rejet de certains intrus. Bien que n’étant pas un admirateur de la Révolution française, je comprends Saint-Just lorsqu’il désire voir les étrangers porter un ruban noir et lance : « Ce qui constitue une République, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Contre les ennemis de la France (libéraux, islamistes, indigénistes, wokes, mondialistes), la prochaine contestation nationaliste se devra d’être antilibérale, identitaire, et souverainiste par exigence démocratique et sociale. Sorel est l’un des penseurs qui pourraient aider un tel mouvement à se constituer.

Image de Valentin Schirmer

Valentin Schirmer

Animateur radio à Ligne droite, Valentin Schirmer est aussi le rédacteur en chef de la revue papier de l'Étudiant libre
Idées politiques : les leçons de Georges Sorel pour l’actualité. Entretien avec Rodolphe Cart (2/2)
Retour en haut