Du bouleversement de paradigme politique, il apparaît dans l’actualité récente que des auteurs relégués aux limbes de l’Histoire, des noms que le politiquement incorrect aurait voulu balayer pour toujours de l’intelligence humaine, surgissent des ombres pour murmurer leurs pensées aux esprits ouverts. Georges Sorel est à compter dans ces rangs qui dérangent. Pourfendeur de poncifs, tour à tour conservateur inflexible et excitateur des passions du prolétariat, son œuvre inclassable a été remise en lumière par Rodolphe Cart, qui signe aux éditions de la Nouvelle Librairie son premier essai : « Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur ».
L’Étudiant libre : Le titre de l’ouvrage majeur de Georges Sorel, « Réflexions sur la violence », révèle assez clairement le thème principal de sa réflexion. Aurait-il pu soutenir, par exemple, les émeutes qui ont sévi en France ces dernières semaines, voire même la guerre en Ukraine ?
Rodolphe Cart : Comme vous l’avez mentionné dans votre question, le concept de violence est l’une des clés pour comprendre l’œuvre sorélienne – notamment dans le fait qu’il oppose la force à la violence. Si la première est l’instrument au service du pouvoir et du maintien de l’ordre, la seconde, quant à elle, incarne la résistance du camp des « opprimés » contre un système opposé à ses intérêts. Pour Sorel, l’acte violent doit concourir à l’agrandissement de l’écart entre la masse prolétarienne et les éléments corrupteurs issus de la bourgeoisie, de l’intelligentsia et du monde politique. S’il considère que la violence est la condition première qui permettra l’apparition d’un nouvel ordre social, en revanche, il conçoit ce concept selon certaines conditions. Par exemple, il oppose la violence à la sauvagerie, car, dans le deuxième cas, la violence est sans objectif politique et sans but d’amélioration sociale. Il aurait donc sans aucun doute critiqué les émeutes actuelles faites de pillages, d’agressions gratuites et de dégradations aveugles. Contre l’instauration du chaos, la violence doit « régénérer » les révoltés pour en faire des héros et des constructeurs, et non des soudards ou de la racaille.
Concernant le conflit ukrainien, il faut avouer qu’il est difficile – voire déplacé – de faire parler un mort. C’est pour cela que je vais me cantonner à le citer pour des évènements « similaires ». Tout d’abord, il est certain qu’il aurait détesté les entreprises de propagandes (mise en scène par les chaînes d’information, ballet des éditocrates partiaux, fausses informations à la chaîne, etc.) que l’on retrouve des deux côtés. Ensuite, Sorel a eu aussi des paroles très dures sur les « bourgeoisies occidentales » qui avaient gagné la Première Guerre mondiale – et dont il voyait déjà le passage sous hégémonie américaine. On peut être sûr que le ton moralisateur, belliqueux et orgueilleux du camp occidental n’aurait pas été de son goût. Pour exemple, et alors qu’il est sur le point de mourir, il écrit sur le cas des bolcheviks : « Et voici enfin ce que je me permets d’ajouter pour mon compte personnel. Maudites soient les démocraties ploutocratiques qui affament la Russie ; je ne suis qu’un vieillard dont l’existence est à la merci de minimes incidents : mais puissé-je avant de descendre dans la tombe voir humiliées les orgueilleuses démocraties bourgeoises, aujourd’hui cyniquement triomphantes. » Dans tous les cas, il aurait vomi cette guerre par proxy consistant à sacrifier un peuple pour des intérêts étrangers.
Marxiste et viscéralement anti-bourgeois, Georges Sorel n’en reste pas moins un pourfendeur de l’idéologie du Progrès. Difficile donc, de l’imaginer tracter avec un militant de la NUPES dans les rues de Belleville…
D’un point de vue politique, l’existence même de la NUPES l’aurait écœuré. Sorel est un opposant déterminé au système républicain et démocrate. Il n’avait pas de mots assez durs pour les dirigeants politiques qui acceptaient la voie du réformisme contre celle de la révolte. C’est pour cela qu’il conspue la moindre entente entre prolétariat et bourgeoisie, mais aussi qu’il voit dans la violence le seul moyen pour que « le socialisme reste toujours jeune, les tentatives faites pour réaliser la paix sociale semblent enfantines, les désertions de camarades qui s’embourgeoisent, loin de décourager les masses, les excitent davantage à la révolte ; en un mot, la scission n’est jamais en état de disparaître ».
Et ne parlons même pas du volet sociétal, de l’idéologie du progrès et des luttes d’émancipations des minorités (femme, immigré et minorité religieuse ou ethnique). Contre des socialistes de l’époque plus « ouverts » à la question sexuelle comme l’écrivain Eugène Fournière – dont il n’hésite pas à traiter l’œuvre de « compendieux recueil d’âneries lubriques » –, Sorel prend le parti de Proudhon le « Romain » et auteur de la Pornocratie. Sorel est un néoromain, un adepte des institutions conservatrices qui permettent d’éduquer un homme selon des valeurs traditionnelles comme la vertu guerrière, l’honneur et la haute morale – en clair, tout le contraire de ce que représente l’électeur moyen de la NUPES. Défenseur du mariage, de la relation de complémentarité homme/femme et de la famille, Sorel écrit cette phrase prophétique sur le pater familias : « Il est impossible que le sentiment juridique n’éprouve pas une prodigieuse diminution quand aura disparu l’hypothèse romaine de la dignité familiale ».
Pour poursuivre sur le conservatisme de Sorel il apparaît clairement dans son œuvre une volonté de renouer avec une morale traditionnelle, empreinte d’héroïsme et de chevalerie. Aurait-il pu s’entendre par exemple avec… Papacito ?
Le rapprochement est pour le moins osé ! Mais après tout, essayons la comparaison. Tout d’abord, les deux ont déjà plusieurs points en commun : l’apologie d’une certaine violence, un conservatisme concernant les mœurs (Sorel est cependant agnostique alors que Papacito est catholique), un rejet total du système républicain et démocrate, une détestation des élites corrompues, et une volonté de renverser l’ordre en place. En tout cas Sorel use volontiers, dans ses livres, de métaphores combatives qui ne déplairaient pas au youtubeur. Que ce soient les guerres napoléoniennes ou les évocations des guerriers grecs de l’Iliade, tous ces exemples reviennent dans les écrits de l’auteur des Illusions du progrès. Les deux se rejoignent sur un constat : c’est la violence, comme principe moteur et créateur d’énergie, qui doit maintenir et assurer la pureté du mouvement de révolte. C’est elle qui doit permettre au peuple (prolétarien pour Sorel et du pays réel pour Papacito) de ne pas tomber dans les combinaisons, les compromissions et les accords avec une bourgeoisie efféminée, lâche et décadente.