Fable : Les apparats de l’Impératrice

En ce soir de Mardi gras, l'Etudiant libre vous propose une petite fable aux accents si contemporains, écrite par Alban de Bécourt.

Dans un temps pas si lointain, vivait une impératrice qui aimait, par-dessus tout, les idées farfelues qu’elle s’employait à transformer en nouvelles valeurs. Elle dépensait toute cette énergie dans ses idées les plus biscornues pour être bien vue de son peuple. Elle ne s’intéressait nullement à ses soldats, ni à la comédie, ni à ses promenades à vélo, si ce n’était pour étaler ses idées. Elle avait une idée neuve pour chaque jour et, comme on dit d’une régente : « Elle est au conseil », on disait d’elle : « L’impératrice est dans ses idées folles. » Et de ces idées, elle en tirait pour elle-même belle fierté et grand honneur. La vie s’écoulait joyeusement dans la ville où elle habitait ; beaucoup d’étrangers la visitaient pour admirer ses valeurs qu’elle partageait à qui voulait bien perdre un peu de temps.

Un jour arrivèrent deux escrocs, appelés Gafame et Elgébété, se faisant passer pour des créateurs révolutionnaires et se vantant de savoir construire les valeurs les plus splendides que l’on puisse imaginer en leur temps. Non seulement les mots qui les composaient étaient exceptionnellement bien choisis, mais encore, ces valeurs avaient l’étrange vertu d’être invisibles pour tous ceux qui étaient conservateurs dans leur être, ou plus simplement irrémédiablement fascistes. « Ce serait de précieuses valeurs, pensa l’impératrice. En les portant, je connaîtrais aussitôt les hommes non déconstruits dans mon empire, et je les distinguerais des personnes éveillées. Ces valeurs, il me les faut au plus vite. »

Elle donna d’avance une grosse quantité d’avantages sociaux et financiers aux deux escrocs pour qu’ils se mettent à l’ouvrage. Ils installèrent bien plusieurs idées et firent semblant de travailler, mais ils n’avaient absolument aucune valeur construite. Ils s’empressèrent donc de réclamer les plus vieilles traditions et coutumes. Ils les fragmentèrent et récupérèrent les morceaux pour continuer de travailler sur des valeurs vides jusque dans la nuit. 

Tous les habitants de la ville étaient au courant de la vertu miraculeuse de ses valeurs et tous étaient impatients de voir combien leurs voisins n’étaient pas assez déconstruits. « J’aimerais savoir où ils en sont de leurs nouvelles valeurs, se disait l’impératrice, mais elle se sentait très mal à l’aise à l’idée qu’elles étaient invisibles aux conservateurs fascistes. » Elle pensait bien n’avoir rien à craindre pour elle-même, mais décida d’envoyer d’abord quelqu’un pour voir ce qu’il en était. « Je vais envoyer mon vieux et honnête mari, pensa l’impératrice. C’est lui qui jugera de l’effet produit par ces valeurs, il est d’une grande déconstruction et personne ne remplit mieux cette fonction que lui. » Alors le vieux mari honnête se rendit dans l’atelier où les menteurs travaillaient sur des valeurs vides. « Mon Dieu ! pensa le vieux mari en écarquillant les yeux, je ne vois rien du tout ! » Mais il se garda bien de le dire. Les deux autres le prièrent d’avoir la bonté de s’approcher et lui demandèrent si ce n’était pas là des belles valeurs. Ils montraient les valeurs vides et le pauvre vieux mari ouvrait des yeux de plus en plus grands, mais il ne voyait toujours rien puisqu’il n’y avait rien. « Grands dieux ! se disait-il ne serais-je pas assez éveillé ? Je ne l’aurai jamais cru et il faut que personne ne le sache ! Remplirais-je mal ma fonction ? Non, il ne faut surtout pas que je dise que je ne vois rien dans ces valeurs. » 

– Eh bien ! Vous ne dites rien ? dit Gafame.

– Oh ! C’est vraiment ravissant, tout ce qu’il y a de plus innovant, dit le vieux mari en admirant à travers ces lunettes. Ces valeurs ! … Cette déconstruction ! Oui, je dirai à l’impératrice que cela me plaît infiniment.

– Ah, nous en sommes contents, répondit Elgébété. 

Les deux menteurs vantaient le sens de leurs valeurs, détaillant les beautés de leur projet. Le mari écoutait de toutes ses oreilles pour pouvoir répéter chaque mot à l’impératrice quand il serait rentré, et c’est bien ce qu’il fit. Les escrocs réclamèrent alors encore plus de tradition et de coutumes à déconstruire. Ils broyaient tout dans une machine infernale, pas un folklore ne restait debout. Ils continuaient de faire semblant de construire des valeurs honorables. Quelque temps après, l’impératrice envoya une fonctionnaire importante pour voir où on en était du tissage et si les valeurs seraient bientôt prêtes. Il arriva à cette fonctionnaire la même chose qu’au mari, elle avait beau regarder, comme il n’y avait que du vide, elle ne voyait rien. 

– N’est-ce pas là une belle idée ? disaient les deux escrocs, et ils recommençaient leurs explications.

« Je ne suis pas bête, pensa la fonctionnaire, c’est donc que je ne conviens pas à ma haute fonction. C’est assez bizarre, mais il ne faut pas que cela se sache ». Elle loua donc les valeurs qu’elle ne voyait pas et les assura de la joie que lui causait la connaissance de ces belles idées et de cette ravissante déconstruction. « C’est tout ce qu’il y a de plus formidable ! » dit-elle à l’impératrice.

Tous les gens de la ville parlaient des merveilleuses valeurs en cours de fabrication, certaines rumeurs affirmaient qu’elles bouleverseraient l’ordre du monde. Enfin, l’impératrice voulut voir par elle-même. Avec une grande suite de courtisans triés sur le volet, parmi lesquels les deux honnêtes gens qui y étaient déjà allés, elle se rendit auprès des deux rusés compères qui faisaient semblant de toutes leurs forces. 

– N’est-ce pas magnifique ? s’écriaient le mari et la fonctionnaire. Que Votre Majesté Impériale admire l’honneur et la gloire que lui apporteront ces valeurs. 

Ils montraient du doigt les mots vides, s’imaginant que les autres voyaient quelque chose. « Comment ! pensa l’impératrice, je ne vois rien ! Mais c’est épouvantable ! Suis-je une fasciste ? Ne suis-je pas faite pour être une impératrice matriarcale ? Ce serait terrible ! »

– Oh ! de toute beauté, disait-elle en même temps, vous avez ma plus haute approbation. 

Elle faisait de la tête un signe de satisfaction et contemplait avec émerveillement les valeurs qu’on lui présentait. Elle ne voulait tellement pas dire qu’elle n’y voyait que du vide que l’impératrice arriva à se persuader qu’elles étaient bonnes et honorables. Toute sa suite regardait, sans rien voir de plus que les autres, mais ils disaient comme l’impératrice : « Oh ! de toute beauté ! » Et ils lui conseillèrent d’inaugurer les valeurs déconstruites à l’occasion de la grande procession qui devait avoir lieu bientôt. Magnifique ! Innovant ! Fantastique ! Parfait ! Du bon sens ! Ces mots volaient de bouche en bouche, tous se disaient enchantés. L’impératrice décora alors chacun des deux escrocs de la croix de chevalier pour mettre à leur boutonnière et leur octroya le titre de gentilshommes bienfaiteurs de l’humanité. 

Toute la nuit qui précéda le jour de la procession, les escrocs restèrent à travailler à la lueur de soixante-douze genres de chandelle colorée. Toute la ville pouvait ainsi se rendre compte de la peine qu’ils se donnaient pour terminer les valeurs de l’impératrice. Étudiant la meilleure façon de rendre vivantes et plausibles leurs idées, ils découpaient les vieilles valeurs et les recousaient avec l’aiguille de la bien-pensance et le fil du déconstructivisme, et à la fin, ils s’écrièrent : 

– Voyez, les nouvelles valeurs sont terminées !

L’impératrice vint elle-même avec ses courtisans les plus hauts placés. Les deux menteurs prenaient les apparats en les présentant un à un avec toute la précaution qu’il fallait prêter aux grandes choses : Voici la valeur animaliste ! Voilà la valeur de l’égalité des genres et celui de l’antiracisme. Et ainsi de suite. 

– Que c’est léger, on croirait n’avoir plus rien sur la conscience, c’est là le grand avantage de la déconstruction. 

– Oui oui, dirent les courtisans de la suite, mais ils ne voyaient rien, puisque tout était vide.

L’impératrice retira toutes ses antiques valeurs imposées par une société patriarcale et fachiste et les escrocs lui donnèrent les nouvelles valeurs, plus légères et moins contraignantes. « Dieu ! comme cela me va bien ! Comme c’est bien pensé, disait chacun. Quelle imagination, quelles vertus, voilà des valeurs luxueuses. » Les chambellans qui devaient aider l’impératrice à porter ces idées, faisaient bien semblant de les voir de peur de perdre leurs privilèges. C’est ainsi qu’elle marchait devant la procession sous le magnifique dais, et tous ses sujets s’écriaient : « Dieu ! que les nouvelles valeurs de l’impératrice sont admirables ». Personne ne voulait avouer qu’il ne voyait rien, puisque cela aurait montré qu’ils étaient empreints du patriarcat fasciste sociétal et perdraient leur statut social. Jamais de nouvelles valeurs n’avaient connu un tel succès en apparence. Soudainement, un petit enfant dans la foule cria :

– Mais elle n’a que des valeurs creuses ! Elle n’a aucun honneur, poursuivit-il en rigolant.

– Grands dieux ! entendez, c’est la voix de l’innocence, dit son père, honteusement gêné 

Mais chacun de chuchoter de l’un à l’autre : elle n’a que des valeurs creuses… 

– Elle n’a que des valeurs creuses ! cria à la fin le peuple entier. Elle n’a aucun honneur.  

L’impératrice frissonna, car elle lui semblait que tout son peuple avait peut-être raison, que ses valeurs n’étaient peut-être bien que des apparats, mais elle pensait en même temps qu’il fallait tenir bon jusqu’à la fin de la procession. Après tout, son peuple était un ramassis d’ignorants, et quelqu’un devait bien leur ouvrir les yeux, les réveillés. Elle se redressa encore plus fièrement, et les chambellans, souriant du mieux qu’ils pouvaient, continuèrent à porter ces idées de cour et des valeurs qui n’en étaient pas. Gafame et Elgébété restèrent dans l’ombre de l’impératrice. 

 

Alban de Bécourt

Alban de Bécourt

Fable : Les apparats de l’Impératrice
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