Puisque le Gouvernement entend légiférer en faveur de « l’aide active à mourir », L’Etudiant Libre a sollicité mon regard sur cette « ultime liberté », défendue avec ardeur par les associations militantes et, il faut l’admettre, tacitement soutenue par de nombreux Français.
Qu’un préambule à cette réflexion me permette tout d’abord de vous soumettre mon étonnement : la mort, sanction indépassable de l’existence, reste très en marge de nos débats citoyens. Alors que la pandémie de Covid-19 a dévoilé la paupérisation galopante de l’hôpital public, mais également révélé l’état de solitude extrême dans lequel sont enfermés des millions de nos compatriotes -notamment en fin de vie- il paraît inconcevable que ce sujet soit encore tant effacé de la sphère médiatique comme de la sphère intime. Cette béance, en elle-même, offre peut-être déjà une clé de lecture de la situation. La Faucheuse approche, fermons les yeux…
Ne pas voir retient de penser, et par suite d’agir conformément aux principes d’humanité qui, depuis la nuit des temps, accompagnent le passage de la vie au trépas. La cécité précède toujours le grand n’importe quoi. Je crois, et j’entreprendrai d’en faire la démonstration, que c’est malheureusement le piège dans lequel nous tombons en l’espèce.
D’abord, il convient d’interroger les concepts mis en avant par les promoteurs du « droit de mourir dans la dignité » : historiquement, notons que l’épidémie de SIDA aiguillonna l’engagement de nombre d’entre eux au cours des années 1980. Témoins du calvaire des infectés, ils en tirèrent de bonne foi la conséquence suivante : quand la vie n’est que douleur et en l’absence d’espoir de guérison, chaque malade devrait être en droit de faire mettre un terme à son agonie.
De fait, l’enjeu de la souffrance s’est considérablement accru au cours du XXème siècle, au moins pour deux raisons : d’une part -cela peut sembler paradoxal – en contrepartie des progrès de la médecine moderne, qui en prolongeant la vie a multiplié la prévalence des pathologies chroniques. D’autre part, consécutivement à une modification anthropologique du rapport à la mort : au Moyen-Age, le supplice terminal était compris comme l’ultime bataille entre les forces du Bien et du Mal chez l’Homme, mais aussi en tant que moyen d’approcher le Christ par l’épreuve. L’assèchement spirituel de l’Occident au profit d’un rapport matérialiste au monde précipita donc la vision doloriste hors de l’équation commune, pour lui préférer la balance utilitariste entre les plaisirs et les peines.
Pour autant, si l’horizon d’une mort sans douleur est aujourd’hui unanimement plébiscité, peut-on considérer avec les associations militantes que celui qui s’éteint dans la souffrance quitte la Terre privé de sa dignité ? Dit autrement, la dignité humaine est-elle conditionnelle ? Cette vision des choses s’avère profondément choquante, à plusieurs titres : en tout premier lieu, le jugement de valeur qu’elle convoque prend en otage l’expérience du sujet au prétexte de s’en désespérer. La « dignité » demeure toujours l’affaire des bien portants : dans son malheur, le malade dira « je souffre », jamais « je suis indigne ». Ainsi, la dynamique « dignité/indignité » résulte essentiellement d’un regard tiers porté sur le déclin final. Reconnaissons-lui c’est vrai un important pouvoir performatif : la revendication réalise le sentiment d’indignité qu’elle dénonce, associant au phénomène un impératif nouveau intériorisé par le sujet.
Une analyse sommaire n’observerait-elle pas au contraire dans la détresse, le besoin de l’autre, l’expression de notre Humanité ? La fin exprime de façon paroxystique ce que fut la vie, et la question de l’indignité n’interroge peut-être pas tant la vision que nous avons des mourants que celle que nous nous cultivons des vivants : Hommes-Dieux, performants et autonomes à tout instant. Mais Dieu fait Homme a accepté lui-même sa via dolorosa… L’expérience prosaïque plaide elle aussi en faveur d’une fragilité inhérente à l’Homme. La souffrance n’est pas la dégradation de l’expérience humaine, mais sa part non négociable de fardeau. Une brèche dans laquelle s’engouffre la lumière : soulevant l’écorce des apparences, elle offre une possibilité de relation authentique, d’entraide, de courage. C’est peut- être au milieu du tourment que la dignité de l’Homme se forme le mieux.
Une autre crainte, partagée avec vous : que l’argument d’indignité somatique fasse tache d’huile, recouvrant la souffrance dans sa dimension physique mais également morale et économique. Les exemples étrangers légitiment ce terrible pressentiment : ainsi, la Belgique et les Pays-Bas ont légalisé l’aide active à mourir pour dépression, y compris chez les enfants (Boly EE et al. Physician-assisted dying for children is conceivable for most Dutch paediatricians, irrespecetive of the patient’s age or competence to decide. Acta Paediatrica, 2016; 106(4): 668-75). Au Canada, la précarité économique extrême tient lieu de motif recevable pour le recours à l’euthanasie. Appliquée à la fin de vie, la notion de dignité est donc à la fois inopérante et éminemment dangereuse.
Qu’en est-il maintenant de la liberté ?
Le concept, me semble-t-il, se prête tout aussi mal au débat qui nous occupe. Certes, une philosophie de l’autonomie radicale a beau jeu d’affirmer qu’en étant maître de sa mort, l’Homme s’approprie un pouvoir jusqu’ici exercé par d’autres – appelez-les Dieu, le hasard, la composition physique des corps… Mais l’argument autonomiste cède face au concret de la revendication portée par les militants de l’euthanasie : en effet, c’est à un tiers -en l’occurrence, an médecin- qu’il est demandé de procéder à l’injection létale. Ainsi, la légalisation de cette pratique accorderait à la société un pouvoir inédit sur l’individu. On me répondra que le geste procède de la volonté du patient lui-même : cette volonté est- elle seulement souveraine ? Là encore, il est permis d’en douter.
Voici ce qui m’en convainc : s’il était possible de mettre fin aux souffrances décrites plus haut, alors parions que l’angoisse de terminer sa vie dans « l’indignité » serait levée et les demandes d’euthanasie avec elle. D’ailleurs, les témoignages des militants en attestent : l’anticipation du martyre meut essentiellement leur activisme. Or, la science et la législation permettent déjà de répondre à de telles situations, seulement les moyens font défaut. Ainsi, les données officielles indiquent que 200 000 Français qui en auraient besoin sont privés chaque année de soins palliatifs4, véritables appuis pour soulager la douleur, y compris si cet apaisement comporte comme « double effet » de précipiter le décès du patient (Cadre posé par la loi « Claeys-Leonetti » de 2016).
Actuellement sur le territoire national, 26 départements manquent de toute unité dédiée. Quand elles existent, on y agit comme l’hôpital public n’agit plus. On écoute, on prend le temps, on accueille les craintes, on accompagne les proches du mourant. Bref, on ritualise la mort, plutôt que de la nier. On l’apaise, sans prétendre contrôler son heure. Les professionnels le répètent : en soins palliatifs, l’immense majorité des demandes de mort disparaissent.
La question de la liberté s’éclaire alors sous un autre jour : est-on libre de demander la mort si, faute de moyens, on n’a pas d’autre possibilité pour éviter l’agonie ? Alternative odieuse dans laquelle nous avons été enfermés mentalement ! A cet égard, le rôle d’influence cynique joué par le lobby mutualiste devrait soulever tous nos compatriotes d’indignation. Sachant que les six derniers mois de vie sont les plus coûteux pour la Sécurité sociale et les mutuelles, il démange à certains d’hâter la conclusion de la vie.
La revendication du droit à « mourir dans la dignité » n’a donc rien à voir avec la question de la liberté, mais tout avec celle de la paupérisation de l’hôpital public. Le capitalisme prométhéen rejoue là sa partition classique : pousser une rupture anthropologie -la légalisation de l’euthanasie- pour des motifs économiques, en la présentant sous les traits avantageux du progrès des droits individuels. Il y a quelque chose de très « Soleil Vert » (Soleil Vert, film d’anticipation dystopique réalisé par Richard Fleischer en 1975) dans cette logique : abréger l’existence, pour ne plus être tenu d’en prendre soin.
Bien sûr, on nous expliquera que personne ne serait contraint suite à une évolution du droit : je réponds que la contrainte sera insidieuse, et les études au Canada ou aux Etats-Unis illustrent à quel point l’impression de se sentir un poids inutile pour la société et ses proches joue dans la formulation de demandes d’euthanasie (Oregon DWDA rapports annuels officiels). La pression inconsciente mise sur les malades par des soignants débordés et démunis, des proches aidants à bout, ou plus largement par le corps social jaloux de l’utilisation de deniers publics, faussent en réalité le jeu. La liberté de choix apparait, on le voit bien, très illusoire.
Les mêmes argueront aussi que certaines souffrances résistent aux soins : ils ont tout à fait raison, et les patients atteints de la maladie de Charcot en sont un cas typique. Ne se trouvant pas systématiquement en situation de fin de vie, ils ne peuvent pas bénéficier de la sédation profonde et continue prévue dans le cadre de la loi Claeys-Leonetti. Tout comme Vincent Humbert, devenu tétraplégique, aveugle et muet suite à un accident de la route, ils constituent des « cas limites ». Quand ils expriment le désir de mourir, et dès lors qu’on ne sait pas complètement les soulager, pourquoi ne pas y accéder ?
Si j’entends leur souffrance, bien qu’incapable de m’en représenter l’ampleur, je crois que la levée de l’interdit de tuer signerait une cassure de civilisation, aux conséquences dépassant de loin ces situations où tout plaide pour la fin du calvaire enduré. Dans ces cas, la société doit peut-être accepter de détourner le regard du concours d’un tiers, médecin ou proche, répondant à l’exigence de mort du patient. À l’image du solutionnisme technique, le solutionnisme législatif est une chimère. Surtout, en se donnant l’ambition de trancher des situations rarissimes, il créerait un mal plus grand.
Cessons en effet de travestir les mots : légaliser l’euthanasie reviendrait à accorder une exception d’admissibilité au meurtre, dont nul ne pourra contenir les effets symboliques comme les dérives. Nous l’avons déjà mentionné : sur le sol européen, l’euthanasie est désormais accessible aux personnes souffrant de dépression et aux enfants. Des cas d’euthanasie de bébés d’un mois ont même été répertoriés (Pousset G Et al. Attidues and practices of physicians regarding physician-assisted dying in minors. Archives of Diseases in Childhood 2011; 96(10): 948-53). Ailleurs dans le monde, des débats sévissent sur l’extension de l’éligibilité aux troubles de l’apprentissage ou à l’autisme. Le Canada, de son côté, autorisera prochainement les enfants à solliciter l’euthanasie sans accord parental.
Bien sûr, les partisans de l’euthanasie en France prétendront s’indigner de telles dérives, redoublant de précautions oratoires sur la nécessité de poser des garde-fous et d’universaliser l’accès aux soins palliatifs : cette méthode des « petits pas », désormais bien connue, s’est tristement vérifiée sur d’autres sujets de société comme l’interruption volontaire de grossesse ou la procréation médicalement assistée. Le Président de la République ne s’en est pas caché lui-même : la Belgique fait pour lui figure de modèle à suivre.
En somme, le « droit de mourir dans la dignité » s’apparente à une gigantesque arnaque sémantique et morale : concept déshumanisant appuyé sur une représentation trompeuse de la liberté, il ouvre la porte aux excès les plus sordides.
Aussi, je crois que l’attachement aux injections éthiques élémentaires requiert d’opposer nos forces à celles des tenants de la décivilisation. L’euthanasie n’est rien d’autre que cela : un symptôme de barbarie. Le combat peut être gagné, rejoignant à la fois les soucis du conservateur et ceux des amis de la cause du peuple. À cette fin, il faudra surmonter l’indifférence inexcusable dont il fait jusqu’ici l’objet.