« Jusqu’à quand, enfin, Amérique maudite, abusera tu de la bien-pensance ? Combien de temps encore, notre littérature résistera-t-elle à tes censures ? Jusqu’où tes scrupules de sensitivity readers nous emporteront-ils ? Rien, ni des personnages aux descriptions fleuries et détaillées, ni la magie des adjectifs noirs et blancs, ni l’utilité de la langue qui décrit la réalité telle qu’on la voit, ni le respect des œuvres de génie, rien ne semble t’arrêter dans ta folie de la réécriture sensible. O temps ! Ô mœurs ! »
Mon imagination s’est laissée emporter, et pendant un quart de seconde, j’ai rêvé d’un Cicéron en jeans, s’exprimant ainsi dans un tweet rageur, s’énervant désormais non contre Catilina mais contre les « sensitivity readers ».
Cette dénomination barbare (tant en anglais qu’en français, car traduisez, les relecteurs sensibles) désigne des gens payés pour repérer dans un texte les mots ou les phrases qui pourraient blesser des sensibilités : comprenez les communautés non genrées, de préférence gay et qui se définissent par leur antiracisme. L’argument principal est que, dans les maisons d’édition, sont en grande majorité des blancs hétéronormés, qui ont une vision partielle du monde, dans leur livre. On leur reproche de manquer cruellement d’ouverture aux autres.
Au même titre que le beurre de cacahuète, les Starbucks, les Levis et les converses, cette nouvelle tendance éditoriale nous vient directement des États-Unis, et défraie régulièrement la chronique. La dernière fois, c’est Roald Dahl dont les ouvrages ont été transformé, maintenant c’est au tour d’Agatha Christie.
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L’actualité de l’édition fait rarement la Une, les changements s’effectuent insidieusement et discrètement. Cependant le Telegraph alerte ses lecteurs des modifications, coupes et altérations que subissent les textes d’Agatha Christie.
Que soit la qualification « juif » pour un personnage dans la bouche d’Hercule Poirot dans La mystérieuse affaire de Styles ou que ce soit le terme « oriental » dans Mort sur le Nil, des mots disparaissent du texte original. Pire, il peut s’agir d’expressions extrêmement banales que la main des censeurs efface, comme par exemple « de belles dents blanches » et une statue « au torse de marbre noir » dans Le major parlait trop.
Ça parait hallucinant, mais rappelez-vous qu’en 2020 les Dix petits nègres sont devenus Ils étaient dix, sur décision de l’arrière-petit-fils de l’écrivain James Prichard qui ne voulait blesser personne, mais se fichait de transformer l’œuvre de son ancêtre illustre (bien plus que lui).
Une bonne nouvelle, heureusement, le droit français protège relativement bien les textes des auteurs. Cependant, si en tant que Français typiquement cartésiens, nous ne risquerons pas à réécrire des textes, cette tendance des « sensivity readers » commence à s’insinuer dans le paysage des maisons d’édition.
C’est peut-être plus pernicieux, parce que bien plus caché ; certains éditeurs se sont mis à engager ce genre de relecteurs pour les textes sur le point d’être publiés. Cette pratique engage un débat et dépend du point de vue où l’on se place.
Certains disent que c’est la même chose que de consulter un scientifique ou un historien pour son roman, et d’autres pointent la surveillance moralisatrice qui pèse sur ces manuscrits. Il y règne en outre, une hypocrisie de bon aloi : ces réécritures et ces relectures ne concernent que les histoires qui peuvent bien se vendre, donc des récits « bankables » (c’est pour être dans le vent, il faut bien être de son temps non ?).
Pourrait on en conclure que face aux Ricains complètement wokes, les Français se révéleraient légèrement plus prosaïques ?
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