Article paru dans le numéro 14
Toutes les révolutions sont printanières : Les mouvements sociaux profitent de l’ébullition hormonale des esprits pour promettre à leurs moutons murgés une société nouvelle.
Mai 68, bien que synonyme de la libération sexuelle, n’échappe pas à ses règles. Le mouvement, commencé à Nanterre sur une bête histoire d’étudiants en chaleur, se vautre aujourd’hui dans la bourgeoisie de ses précurseurs qui passent leur temps entre les arcanes politico-médiatiques de la macronie et les terrasses en fleurs de Saint-Germain des Prés.
Il existe pourtant en France une faune qui croit encore au monde meilleur que leurs aînés leur ont promis. Apparaissant dès les premières chaleurs aux abords de toutes les gares de France et de Navarre, le vrai soixante-huitard, celui qui n’a pas perdu le sens de la révolution, est saisonnier. Sarwel, roulée au bec et cheveux tenus par un savant mélange de gras et de nœuds, celui universellement reconnu comme punk à chien porte à la main l’étendard de son espèce : une canette tiède de 8.6.
Alors, comme tout bon écolier, je pose la question, qui pourrait être vaniteusement qualifiée de problématique : comment font-ils pour conserver leur idéal ?
Vient maintenant la thèse, aussi conventionnelle que d’habitude : en buvant sans cesse.
Tous les gens sobres cèdent aux sirènes de la désespérance et de la compromission.
Ce risque court aussi après notre génération. Alors que notre jeunesse est encore affligée des résultats électoraux printaniers, nous ne pouvons lui donner qu’un conseil : enivrez-vous.
Mais, une fois n’est pas coutume, nous céderons ici à une odieuse recommandation gouvernementale pour adjoindre à l’injonction préliminaire un adverbe incroyablement ennuyeux : enivrez-vous modérément.
Nous ne cherchons pas la cuite qui tape sur le crâne comme le soleil du mois d’août, mais bien celle, légère, qui fait tourner les têtes ; nous préférons aux gueules de bois du lendemain le petit blanc du matin. Mais nous ne voulons pas non plus filer droit dans un monde sobre : rentrer en métro, d’accord, mais en titubant. C’est moins chiant. Aucune ivresse ne permet l’ennui. Nous ne pouvons pas être de ceux qui mettent dans leur vin de l’eau et ne supportent plus le caractère de tout ce qui est brut.
Après quelques pintes, votre camarade de droite vous paraîtra tout d’un coup plus tolérable, et vous trouverez plus facilement la force de faire comprendre à votre voisin de gauche qu’il vous saoule. Nous devons doser les races que nous nous mettons.
Pour rendre ce monde joyeux, nous devons nous mettre une race supérieure. Courtoise, presque élégante. Drôle. Une invitation à l’ivresse. Pour pouvoir griser les hommes en costume gris.
Ces derniers sont trop sérieux. Bien sûr, comme nous tous, ils boivent. Parfois même plus que nous ; mais eux le font d’un coup, en soirée. Ils passent de l’état de morts-vivants métro-boulot-porno de notre société contemporaine à l’état de mort tout court. Dans un monde puritain et utilitariste, ils ne comprennent plus l’ivresse. Les boîtes de nuit deviennent les maisons de tolérance d’hier ou chacun vient se décharger d’un stress accumulé par trop de retenue. Et, lundi matin, ils seront à l’heure, à la sortie du RER A, pour s’engouffrer dans les tours de La Défense. Depuis le sommet de l’État jusqu’à votre voisin d’amphi, tous participent à cette liturgie postmoderne ou aspirent à en faire partie. Le samedi, la nuit, ils s’enfoncent sous terre. Tous leurs sens sont changés : ça sent la pisse et le vomi. Il fait chaud. Humide. On n’entend plus rien. Votre camarade de classe, qui tout à l’heure, vous engueulait parce que vous n’aviez pas avancé sur votre partie de l’exposé retrouve son état naturel : celui d’animal. Ça attaque dans les coins les premiers préliminaires à la reproduction avec des inconnus. Songe d’une nuit de sabbat, mais sans Berlioz. Chacun s’en souviendra par bribes, comme un rêve. Et demain, ils repartiront, comme si de rien n’était, traîner leur âme fatiguée dans un monde qui a décidément l’alcool triste.
La Révolution que nous voulons, nous la faisons déjà, petite gorgée par petite gorgée. Tranquillement. En réenivrant le monde. Pas de l’ivresse qui endort, mais de celle qui réveille et qui redonne courage.
« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
Charles Baudelaire