Lorsque l’on entend « propagande », immédiatement, c’est le nazisme ou le communisme qui viennent à notre esprit. Plus actuellement, c’est la guerre en Ukraine qui fait écho en ce sens. En fait, réduire le terme à sa connotation politique d’Etat militaire serait une grossière erreur. Pour la corriger, il faut donc se plonger dans l’œuvre fondatrice d’Edward Bernays : Propaganda : the Public Mind in the Making.
Il a créé le rêve de la ballerine russe, poussé les Etats-Unis à la guerre, inventé le petit-déjeuner américain, permis aux femmes de fumer dans la rue et abattu le régime guatémaltèque. Pourtant, pour beaucoup, le fondateur de la propagande moderne est inconnu au bataillon. Double neveu de Freud, cet Américain originaire du milieu juif autrichien sera largement influencé par les théories du père fondateur de la psychanalyse avec qui il entretiendra toujours une correspondance fournie. Son autre mentor intellectuel n’est autre que Gustave Le Bon, qui créa de son côté la « psychologie des foules ». D’une intelligence vive, Edward Bernays cherchera tout au long de sa vie à mêler ces deux pensées pour servir son objectif primordial : influencer les masses.
D’abord journaliste, le jeune Edward Bernays se fait rapidement remarquer par ses polémiques, défendant l’indéfendable pour se faire un nom. Fort de ses succès, il intégrera à vingt-six ans la Commission Creel, qui sera chargée de préparer l’opinion publique américaine à l’entrée en guerre du pays : ce sera durant cette campagne de propagande que l’affiche de l’Oncle Sam « I want YOU for US Army » sera placardée dans toutes les villes du pays.
Puis, c’est vers le privé qu’Edward Bernays se tourne. Chez Lucky Strike, on le charge d’augmenter les ventes de cigarettes chez les femmes. En tant que « conseiller en relations publiques », il imaginera un plan machiavélien pour parvenir à ses fins. Au terme d’un échange avec son oncle Freud, il comprendra que la cigarette est en fait un « symbole phallique ». Or, les femmes n’ayant pas de pénis, s’emparer de la cigarette sera donc pour elle un acte féministe. Dès lors, Bernays va contacter d’éminentes représentantes des Suffragettes pour leur suggérer une idée, et un appât à la presse du monde entier, lui donnant rendez-vous à New-York lors de la parade annuelle de Pâques. Ce dimanche, des dizaines de milliers de New-Yorkais sortent de la messe pour célébrer la fête chrétienne. Or, au milieu de la foule et devant tous les journalistes, des Suffragettes vont publiquement allumer leurs cigarettes qu’elles appellent « Torches de la Liberté ». Le tabou est brisé, les journaux en feront leur une et le féminisme aura progressé. En attendant, les ventes de Lucky Strike exploseront, en faisant le leader mondial pendant des années. Le succès est foudroyant. Peu de temps après, Edward Bernays publiera Propaganda : sa notoriété n’est plus à faire, et le reste de sa vie sera dédié à de semblables coups d’éclat.
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Ceux qu’Edward Bernays appelait les « faiseurs d’opinion », on les appelle aujourd’hui « influenceurs ». D’Emmanuel Macron à Magali Berdah, en passant par Thaïs d’Escufon, nombre sont ceux qui, aujourd’hui, ont pour métier principal l’influence. Encore ici, l’influence de Bernays se fait sentir : les « faiseurs d’opinion » ont le pouvoir de modifier la pensée ou le comportement des masses : qu’à cela ne tienne, la politique et le marché doivent utiliser ces leviers pour promouvoir leurs idées ou leurs produits. Au fond, la différence n’est pas si grande : aujourd’hui, il arrive souvent que l’on promeuve un parti politique ou un candidat comme on met en avant une marque : le slogan, les musiques, les images : voilà ce pourquoi on vote aujourd’hui, avec cette triste réalité ; un candidat beau aura sans doute plus de voix.
Aujourd’hui, certaines études tendent à dire que nous voyons chaque jour plusieurs dizaines de milliers de « stimulis commerciaux », allant du logo au spot publicitaire. C’est d’ailleurs bien normal : on fait toujours plus confiance à une marque que l’on a vue quelque part, encore plus si on en a une image positive. Alors, les entreprises doivent propager leur réputation : elles font de la propagande. Et aujourd’hui, encore plus qu’au siècle dernier, impossible d’y échapper.
La propagande lourde, le bourrage de crâne, s’ils existent encore, sont dépassés. Place à l’ère du cool : une propagande qui s’appuie sur le plaisir et la facilité plutôt que l’honneur et le devoir. Chaque jour, la vérité, les valeurs s’effacent : elles deviennent inutiles. Ce n’est même pas que l’on mente, c’est que la vérité n’est que perception, et la perception est manipulable par ces grands patrons capitalistes et politiques, à coups de messages positifs.
Edward Bernays l’avait bien compris : la loi du marché peut tout régir, à la condition d’éradiquer les lois précédentes. Isolant l’homme dans un confort matériel individuel, elle ne lui laisse que le lien économique : « je suis français, je paie mes impôts en France ». L’homme est abruti par les milliers d’informations qu’il reçoit, éloigné de son Dieu, de sa Patrie, de sa communauté. Il devient alors un individu-foule, une personne régie par les passions qui dominent une foule. Bernays parle effectivement ici des « émotions que l’on cherche à susciter dans le public ». Il faut, selon ses propres mots, « manipuler les masses ». Mais pour éviter que celles-ci ne se rebellent, quoi de plus aisé que de les désunir ? Alors, il faut que le libéralisme individualiste s’empare des hommes pour leur donner comme seul objectif leur confort personnel. Le confort, tout converge vers cela.
L’autre changement de fond opéré par la propagande de Bernays fut la transformation de l’homme en un animal artificiel. Une des distinctions à opérer entre l’homme et l’animal, c’est bien la capacité à dominer ses instincts. Or, qu’exigent de nous les publicitaires ? De succomber à nos pulsions. En créant du besoin, ils nous invitent à céder à tous nos penchants. Nos démagogues et idéologues ne valent guère mieux : il faut « jouir sans entraves », et en même temps, nous recevront plus d’argent. La facilité, le confort : voilà ce que l’animal qui est en nous recherche avant tout. Mais, rappelons-le, nombre de ces besoins sont artificiels : nulle nécessité de boire un Coca, d’acheter la plupart de nos vêtements. Pourtant, les injonctions du grand capital sont si fortes que nous ne pouvons y résister, et revenons sans cesse à notre animalité, le court-terme, la satisfaction immédiate des besoins.
La propagande est omniprésente, nous n’y échapperons pas. Tout au plus pourrons-nous connaître son existence, et l’ignorer. A l’heure d’une nécessaire transition écologique, sociale, économique et philosophique de la France et de l’Occident, lire Edward Bernays devient de plus en plus nécessaire pour mieux connaître ce contre quoi il nous faut résister, ce que nous devrons détruire.
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