Il n’est pas dans les habitudes de L’Étudiant Libre de renvoyer ses lecteurs à leurs écrans de télévision. Moins encore à des chaînes financées par le service public. Mais à règle implacable, exception majeure. Ce samedi à partir de 17h30, le rédacteur en chef que je suis vous donne l’ordre formel de lâcher même notre dernier numéro, même mon édito irréprochable, et de ne plus décoller vos yeux de France 2 deux heures durant. Et que ceux qui résistent à l’appel fassent leur examen de conscience. Ils n’ont peut-être pas aussi solidement riveté qu’ils le voudraient, la Patrie au cœur. Mais pour ces tièdes que l’Éternel n’a pas encore vomis, je consens à expliciter un peu les raisons de cet « Aux armes ! ».
Ce serait une indigne défaite de l’esprit, que de réduire la querelle aux émoluments d’une Histoire révolue. Gageons même que l’esprit du Progrès a lavé pour de bon le sang, versé de Crécy à Waterloo. Au sein du seul sport de rugby, il y a largement assez de motifs à l’entretien de nos répulsions. Ce sont depuis le 22 mars 1906, à chaque fois que ces trente joueurs se disputent la gonfle, non seulement deux équipes, mais deux esprits, deux conceptions du jeu et de l’Homme, qui s’éprouvent dans le combat.
D’abord, les Anglais. Inventeurs du pudding, du capitalisme, et donc, du jeu de rugby. Pour comprendre leur doctrine détestable, encore faut-il savoir le pourquoi de l’élaboration de cette version améliorée du football. Édictées au sein des universités britanniques du début du XIXe, les règles du rugby ont en effet pour vocation d’éduquer la noblesse. L’idée est alors de forger une conscience collective par l’adversité, de maîtriser son engagement physique par le respect de la norme. Point de place pour l’initiative personnelle, pour la prise de risque inconsidérée. Le plaquage, le déblayage, la passe réussie, sont autant valorisées que l’essai. En somme, une initiation à la rationalité, dans une époque où le réalisme économique s’apprête à gouverner le monde, l’Empire anglais à sa droite.
C’est justement le commerce qui va amener les Lords à convertir les Français à l’ovalisme. Le premier club du rugby hexagonal sera fondé au Havre en 1872. Suivront logiquement les régions liées à l’Albion, autant dire le Sud-Ouest en général, et la Gascogne en particulier. Sauf que ces catéchumènes ont une sociologie bien différente de leurs apôtres pionniers. Pas plus Lords que protestants, c’est une masse de paysans catholiques qui va peu à peu gonfler les rangs du peuple ovale. Ne leur parlez pas davantage de rigueur que de maîtrise. Le rugby leur est un joli prétexte pour égrener des chapelets de manivelles, bénies par le curé du village tant que celles-ci se destinent au bourg voisin. À l’index de l’honneur, on liste les grandes courses solitaires émaillées de crochets endiablés, les longues séquences de passes hasardeuses conclues dans l’en-but, la percussion grossière sur un plus petit que soi, la générale qui n’a pas attendu la mi-temps. En bref, on s’amuse, on s’esbrouffe, on vilipende, on ripaille.
Imaginez-les donc, ces rationalistes embourgeoisés d’un côté, ces romantiques rabelaisiens de l’autre, traversant tour à tour une Manche longue de 30 kilomètres, mais profonde de trois millénaires. Rien de surprenant à ce que le flegme anglais ait outré le Français, à ce que le foutoir Gaulois ait horripilé le Saxon. Ajoutez-y la barrière de la langue, le poison de la presse, et il n’est plus que les poings pour s’expliquer. Cette incompréhension va donc se cultiver tout au long du XXe siècle, sans que les deux Guerres mondiales n’y changent rien. Elle culminera dans la première moitié des années 1990, les dernières du rugby amateur, peut-être celles qui ont érigé la controverse au stade de la caricature. Impossible de reléguer à l’oubli le chaos de 1992, les deux expulsions des Français Lascubé et Moscato, symbole paroxystique d’une science anglaise maîtrisée jusqu’au bout des ongles : celle de pousser les Français à l’emportement, de les supplicier dans l’injustice, puis de les crucifier sur le terrain. Impossible non plus, d’effacer des mémoires « l’essai du siècle », planté dans le jardin de Twickenham un an plus tôt. Suite à une pénalité adverse manquée, Pierre Berbizier et Serge Blanco amorceront depuis leur en-but une contre-attaque éclair et magistrale, scellée par le capitaine Saint-André sous les poteaux anglais et les applaudissements admiratifs de Londres. Et tant que nous le tenons, parlons-en du capitaine Saint-André ! Est-il une rivalité comme celle qui le liera à son homologue Will Carling, pour mieux illustrer l’opposition diamétrale des deux phénotypes ? Lui le vivace, lui le catalyseur d’émotion, lui le générateur de croisades folles ! Et Carling, pas génie pour un sou, mais implacablement physique, laborieux, jamais en reste de sueur et d’exemplarité ! Et ce « Good game », ces deux mots plantés par lui comme deux pieux dans le cœur de chaque Français après la défaite ! Ces deux mots qui témoignent de la sempiternelle imperméabilité des deux esprits, prononcés par le premier comme une reconnaissance, perçus par le second comme un affront !
Alors, seraient-ils irréconciliables, ce Gaulois et ce Saxon ? Se tiendraient-ils pour deux indéfectibles guerriers, confrontés sur un sol trop dur pour que la hache de guerre puisse s’y planter ? Il faut relater un autre épisode de cette histoire, pour déposer une première flèche dans le carquois de l’espérance. En 1995, alors que la Coupe du monde se déroule en Afrique du Sud, les deux affreux se retrouvent à concourir pour la troisième place. Dans un duel privé de la fierté de recevoir, terni par l’épuisement, les ardeurs se feront moins bavardes qu’à l’accoutumée. À tel point que Carling demandera à Saint-André l’adresse du bar où les Français comptent se retrouver le soir, pour y amener les siens. S’ensuivra une soirée mémorable pour chacun des acteurs, les tonneaux se vidant, les deux premières lignes s’éprouvant à la mêlée aux premières heures du lendemain, et une controverse vieille de neuf décennies expirant dans le son cristallin de l’entrechoc des chopes. Pour la première fois de l’Histoire, sans avoir depuis, attenté à la hauteur de l’événement, les deux pays ont touché du doigt un constat commun. Ils ont osé s’avouer qu’au fond de ce puits d’où ils tiraient leurs exécrations respectives, il était un filet d’admiration mutuelle, l’un demeurant tout à fait privé du talent de l’autre. Ah ! Il faut bien un sport comme le rugby, vivifié par un si pur esprit de camaraderie, pour à ce point s’abîmer sur l’herbe, avant de s’aimer dans la mousse !
Mais il faut en revenir à l’injonction première. Certes, ces Anglais qui demain affronteront les Bleus, ne sont pas tout à fait sevrés d’âme. Certes encore l’on leur doit tout de même jusqu’à l’invention de ce sport. Certes enfin, ils n’ont pas eu tout à fait tort de ramener le thé en Europe. Pourtant, ne laissons pas nos cœurs s’affadir ! Ils restent ceux qui ne peuvent triompher que par le truchement de l’injustice, éternellement de mèche avec le corps arbitral, à jamais inférieurs au génie de nos hommes ! Remettons de grâce, notre bonne foi au moment du clairon de la victoire. Il viendra sûrement, le temps des accolades et des euphémisations. Mais avant, il nous faudra abdiquer à ces 80 minutes de beuglement féroces, pour que s’entretienne au travers des Tournois, la flamme de la lutte sans qui la victoire goûterait les cendres.
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