Notre monde suffoque. Ce qu’il ne nous retire pas de libertés publiques, il nous l’impose en technologies de surveillance, en morales castratrices, en injonctions au confort. Face à ces froides tentacules de l’État qui s’insinuent dans les moindres recoins de nos vies, besoin se fait sentir d’exulter dans les immensités, métaphoriques ou non. Fort heureusement, l’Histoire est pleine de ces esprits éperdus de liberté qui ont vu venir notre malheur, et en qui ont germées les graines de la résistance. Ernst Jünger et son « recours aux forêts » et à compter parmi les rangs les plus prestigieux de cette armée des ombres. Pour embrasser véritablement cette notion dans sa profondeur, Éric Werner publie un essai lumineux de concision : « Prendre le maquis avec Ernst Jünger : la liberté à l’ère de l’État total », aux éditions La Nouvelle Librairie.
Lecteurs aveugles à l’horreur liberticide qui s’annonce, passez votre chemin ! Ces lignes s’adressent à des esprits pénétrés d’idéaux impropres au bétail. Si le monde que vous habitez ne vous a pas encore convaincu que l’État est un ennemi jamais rassasié, que la technologie sert l’avènement de la société de surveillance, et qu’un système entier de valeurs et de représentations a été édifié de toutes pièces pour conduire l’humanité à l’asservissement absolu, alors cette lecture n’est qu’un temps égaré que vous ferez mieux d’employer à la consommation. Il va s’agir ici de rébellion, et l’Histoire a prouvé en tout temps que cette dignité est réservée au petit nombre. À ceux qui prétendent à ces altitudes humaines, préparez vos entrailles au voyage. Le texte dont il sera question aujourd’hui vous invite à entrer au plus profond de vous-mêmes.
L’essai d’Éric Werner se veut de traduire le plus clairement possible la proposition de « recours aux forêts » développée par Ernst Jünger dans son ouvrage majeur publié en 1951 : Traité du rebelle, ou le recours aux forêts. En langue originale : Der Waldgang. Le texte s’ouvre sur un effroyable postulat : « Nous sommes à l’ère de l’État total. ». En cela, il prolonge les pressentis de Jünger sur la société d’après-guerre, qui glisse sur la pente irrémédiable de l’automatisme. Le terme est fondamental. Il ne s’agit pas seulement de s’affliger de dérives autoritaires d’États prétendument démocratiques. Ce dont il est question, c’est d’une appétence mentale du corps social pour tout ce qui rationalise les activités humaines et les libère de leurs faiblesses. L’imprévu, la défaillance, l’esprit d’aventure, tout ceci est refoulé, sous couvert de confort, par l’écrasante machinerie technologico-administrative. Derrière un État qui s’empiffre des libertés, il y a toujours des citoyens qui ont renoncé à exister. Jünger énonce cette terrible vérité par une saillie toute sanglante : « Tout confort de paie. La condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie. ».
Seulement, le temps a passé depuis la parution de Der Waldgang, et Werner, non content de restituer la pensée du centenaire allemand, prolonge ses constats jusqu’à nos jours. Ce qui le conduit à dépeindre une radicalisation glaçante de l’État en Occident dans ses méthodes de répression. Si nous pleurons en France des Gilets Jaunes mutilés, aux Pays-Bas, les forces de police en sont déjà à tirer à balles réelles sur des manifestants. À ces modes d’opération militaire s’ajoutent depuis 2020, une multiplication des expériences de contrôle social à grande échelle, dont la plus célèbre, mais non pas la seule, est évidemment la crise sanitaire du Covid. En somme, Werner nous invite à réaliser que l’État est entré en guerre ouverte et acharnée contre ses propres citoyens ; s’y opposer frontalement est le chemin le plus sûr vers le suicide.
À cet impitoyable constat succède un manuel de survie au milieu de la jungle apocalyptique qu’est devenu l’Occident. Tout commence par accepter que nous soyons seuls. Werner, sous l’ombre de Jünger, appelle à répudier toute espérance dans les masses : « Les foules résistent mal à la propagande ; elles n’en ont d’ailleurs pas la moindre envie. Elles aiment avoir peur et se faire peur à elles-mêmes. Elles aiment être violées. Elles sont donc grandes consommatrices de propagande. ». Ce qui nous mène à la notion centrale du livre : le recours aux forêts.
Évidemment, la proposition est métaphorique. Une balade de deux heures dans la forêt de Fontainebleau risque de ne pas suffire à vous rendre votre liberté. La forêt est d’abord à concevoir en tant qu’espace de liberté qui permet la fuite, la maturation de l’Homme, et sa préparation à la résistance. Elle est primitivement intérieure. Werner nous enjoint à une sécession mentale avec notre monde. Cette sécession, tout sauf une escapade romantique et bourgeoise, doit au contraire se fonder sur les lois premières, sur les valeurs transcendantales de l’Homme : le nomos et l’éthos. Cela implique une prise de conscience triomphante : le droit ne se limite aux textes abscons votés dans les Assemblées, qui usurpent la volonté de tous pour satisfaire les intérêts de quelques-uns. Nous, Hommes, sommes faits d’un bois qui n’est pas la patrie du plastique. Et ce à quoi les rejets du droit positif nous obligent, notre conscience millénaire nous impose de nous y soustraire. Se reconquérir soi-même, fonder sa propre patrie au cœur de son âme, s’éprendre des grâces du risque et de la responsabilité, voilà l’Évangile de Jünger selon Werner. Raison pour laquelle l’un de ses commandements suprêmes est la vénération de la culture, seule arme que l’on puisse opposer à la barbarie de l’automatisme.
Après notre proclamation d’indépendance intérieure, vient le temps de l’édification. Jünger, traduit par Werner, nous somme de prolonger en actes, nos pensées. C’est là que la forêt ne doit plus seulement exister en nous-mêmes. Il nous revient de bâtir notre propre forteresse de futaies où l’État total ne viendra pas nous chercher. Le recours aux forêts, c’est le recours aux villages, aux entreprises communautaires, aux circuits courts, aux VPN, aux bistrots. C’est la consécration de tout ce que ce monde renferme encore de proprement humain. Car si la figure du loup solitaire, du guerrier seul, retranché dans ses bois, est si primordiale pour Jünger, Werner précise qu’elle ne constitue pas un appel à l’ermitage. Tout au contraire, elle invite à se choisir des alliés le plus scrupuleusement possible, à ne s’entourer que d’égaux dans lesquels on puisse se reconnaître. Somme toute, à conjuguer notre isolement à un esprit aristocratique. Car la meute, tapie dans la nuit, drapée dans le silence, qui foudroie dans les ténèbres et s’évanouit aux aurores, a encore de quoi torturer le sommeil des chasseurs.
Alors, prêts pour la liberté ? Retrouvez le livre sur ce lien.