L’art français existe-t-il ? La question sonne comme une provocation – c’est une évidence pour nous : le marbre de Jean-François Houdon, l’expression de Vigée le Brun, la candeur de Fragonard, la ligne d’Ingres, la miniature de Clouet, la rage de Delacroix sont autant de spécificités mondialement connues. Et pourtant, comme bon nombre de nos évidences, il ne s’agit en rien d’une vérité, mais d’une reconstruction, hélas, bien moderne.
L’art français est une fierté – la fierté d’un peuple abreuvé par plusieurs millénaires d’histoire et vivant au milieu d’un monde parsemé de ses œuvres. Et pourtant, « l’art français » est une notion née durant la seconde moitié du XIXe siècle. Ce n’est en rien dans les courbes généreuses des statues de Versailles, ou par la succession des peintres français exposés au Louvre, que se trouve son origine. Loin du Grand Siècle, c’est à l’ère industrielle qu’il apparaît, sous la fougue d’une génération empanachée d’indépendance, d’individualisme et de socialisme – paradoxe…
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Cette génération, c’est celle des expressionnistes, auxquels Corot a apporté la liberté de composer en plein air, Courbet d’embrasser un réalisme plus modeste, et sûrement plus réel, et Delacroix la liberté des tons et des compositions. L’art français, ce n’est pas Philippe de Champaigne, c’est donc Cézanne.
Et oui, c’est qu’il faut attendre la première apparition d’une classification des œuvres par nationalité au Louvre, dans les années 1850 et 1860, pour qu’un groupe d’artistes commencent par développer un style proprement national. Ces années de tournant voient en effet se développer les premières grandes réflexions sur la « francité » de l’art, qui n’est en rien un outrage à la Beauté – qui est universelle par essence – mais au contraire, une manière originale de l’aborder, pour lui redonner son lustre, sa nouveauté, sa fraîcheur.
On ne fait plus de l’art en France, mais bien de l’art français. Si l’on put dire que Poussin c’était Raphaël, ou bien que Watteau fût Rubens, on n’en fit rien pour Cézanne. Oui, ce nom, qui résonne si banalement sur le pavé de nos représentations contemporaines, constitue une révolution dans l’histoire française de l’art. À tel point qu’on en a fait l’alpha et l’oméga du genre – ce que Benjamin Olivennes résume par cette définition : « L’art français, c’est tout ce qui amène à Cézanne, et tout ce qui repart de lui».
En déplaira à tous les nostalgiques en mal de classicisme, c’est dans cet art proche de l’abstraction qu’apparaît plus clairement que jamais notre génie national – notre manière particulière de se représenter le monde.
Prenez cette toile de Cézanne, représentant le barrage Zola (le père du romancier), à Aix-en-Provence. Ce qu’on y voit, ce n’est en rien un simple paysage provençal, avec un barrage et Sainte-Victoire, se détachant d’un fond bleu, à l’arrière-plan. Non, ce qu’on y perçoit, c’est l’équilibre parfait qu’atteint l’artiste entre le sentiment et la raison – ou comprenez encore, la rationalisation réussie du sentiment du peintre, exposé à la beauté du paysage. Cette rationalisation est particulièrement sensible dans l’utilisation singulière que l’artiste aixois fait des formes géométriques. Ne proposait-il pas, en 1904, de « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective » – un peu à la manière d’un penseur purement français, Pascal, qui écrivait que « la géométrie a expliqué l’art de découvrir les vérités inconnues » ? Oui, Cézanne, c’est la peinture française.
Autre trait de notre peinture : la clarté et la douceur des œuvres. Voltaire écrivait que « le génie de notre langue est la clarté », comme Pierre Rosenberg définissait l’art français avec ces caractéristiques : « une extrême pudeur, le goût du silence, une simplicité apparente, une rigueur dans la construction de l’espace. » C’est cette pudeur, qui fait de la peinture de Cézanne une épiphanie du beau, une découverte esthétique par le traitement des coloris, qu’il concevait comme un langage clair, et qui lui permet de renouveler le genre des natures mortes.
Toutefois, nous sommes depuis bien revenus de cette définition cézanno-centrée de l’art. Nous lui avons donné des précurseurs, qui portent aussi cette particularité de l’art français – malgré le caractère européen de leur peinture. Ainsi en est-il par exemple de Georges de La Tour : si sa peinture est bien caravagienne, il en donne une expression toute française, loin du violent et sordide italien, dans la plus grande tradition de clarté, d’humilité et de tranquillité – autant de traits qui arracheront à Malraux, à propos du peintre, ces quelques mots : « un vaste et merveilleux silence ».
Alors oui, il existe bien un art français – un art qui est finalement bien quintessencié. C’est l’expression d’un génie qui s’est forgé dans la clarté, la rationalisation et l’expression voilée de la beauté. Ce génie qui relie spirituellement Le Nôtre à Matisse, en passant par Le Sueur et Picasso.
Car ce génie, bien que français, ne connaît pas de droit du sol – il est l’héritage d’une cohorte ayant trouvé en lui son unité. À tel point qu’il devient un signe manifeste de souveraineté. La naissance du sentiment d’une particularité française dans l’art, c’est l’apogée de l’attractivité artistique de la France. Et alors, plus qu’au XVIIIe siècle, le monde artistique vibre-t-il à la cadence de la France. Le Paris du XIXe siècle, c’est la Florence, la Venise et la Rome de la Renaissance, l’Anvers du XVIe siècle, le Londres du XVIIIe siècle.
Ancrer un art dans un esprit national, dans une terre, des traditions, n’est donc en rien un rétrécissement de son extension, mais bien son inscription dans une histoire plus large, et sûrement la plus belle forme de souveraineté. Binôme iconique dont le poète du Bellay en exprima le lien de la plus belle façon : France, mère des arts, des armes et des lois…
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