Le 14 octobre, deux militantes écologistes pénètrent dans la National Gallery de Londres, se rendent dans la salle dédiée aux postimpressionnistes et aspergent de soupe à la tomate Les Tournesols de Van Gogh. Elles collent ensuite leurs mains à la cimaise, clament la catastrophe climatique imminente, et sont finalement évacuées par les forces de l’ordre. Depuis cet acte spectaculaire, les plus grands musées européens subissent des attaques similaires : Les Meules de Monet recouvertes de purée à Potsdam, la statue de cire de Charles III entartée chez Madame Tussauds, le crâne d’un activiste collé sur La Jeune Fille à la perle de Vermeer à La Haye. En France, on se souvient du visiteur déguisé en vieille dame pour approcher La Joconde en mai dernier ; le 27 octobre, c’est le Musée d’Orsay qui annonce avoir déjoué une atteinte sur un autre Van Gogh. Les revendications écologistes au musée semblent avoir le vent en poupe, mais pourquoi choisir ce lieu et ces méthodes qui divisent d’emblée la population, mais également les défenseurs du climat eux-mêmes ?
Des justifications insuffisantes
La première critique faite à ces militants, celle qui vient comme un réflexe et qui est en réalité largement partagée, repose sur deux arguments. D’abord, qu’il est tout bonnement inacceptable de s’attaquer à des œuvres d’art souvent inestimables sur le plan esthétique et historique, ensuite que cette forme de contestation est absurde, voire contre-productive étant donné le lien fort ténu entre protection du climat et institution muséale.
Ils vous répondront premièrement que tous ces tableaux étaient protégés par une vitre, et que leur action était réfléchie pour ne pas les endommager. Ils se présentent en effet comme des amoureux de l’art, qui comprennent sa valeur et qui souhaitent réellement sa conservation. Là est tout le paradoxe qu’ils souhaitent mettre au jour : celui qui consiste à privilégier la protection des œuvres au détriment de la protection de la planète, et à ne pas s’offusquer lorsque cette dernière est mise en danger. Les réactions virulentes des réseaux sociaux et du monde politique à la suite de ces actes vont par ailleurs dans ce sens. Car si Sandrine Rousseau, fidèle à elle-même, applaudit la démarche, la Ministre de la Culture Rima Abdul Malak n’est pas de cet avis : « Pourriez-vous nous aider à ne pas inciter des activistes à balancer de la purée et de la soupe sur les œuvres d’art car non, ce n’est pas hyper intéressant […] c’est très préoccupant ».
Deuxièmement, l’histoire de l’art contemporain est riche de performances réalisées dans des musées – ce qui, au regard de certains, légitime une pratique aberrante à première vue. L’utilisation du corps comme médium artistique et objet de revendication a notamment été particulièrement démonstrative lorsque Deborah de Robertis, artiste luxembourgeoise féministe, a écarté ses jambes au musée d’Orsay devant L’Origine du monde de Courbet. Ces raisons ne suffisent cependant pas à accorder le mouvement écologiste dans son ensemble qui reste divisé entre ceux encourageant la radicalité de la méthode, et ceux plus stratégiques qui ont conscience de son caractère impopulaire qui ne prêche que les convaincus.
Le musée, patrimoine public attaqué
Malgré cette défense, une personne de principe ne peut que s’indigner face à ces velléités politiques, et se doit de souligner les dérives inhérentes à une pratique contraire à l’ordre public mais, surtout, à l’objectif même du musée. En réalité, les performances de ces activistes, loin d’être absolument inoffensives, constituent une menace en puissance sur l’art. Car si les militants évoqués ici ont attaqué des œuvres protégées, quid de ceux qui, plus tard, par erreur ou par volonté délibérée de détruire, s’en prendront à la toile elle-même ? En 1914, une militante féministe avait déjà lacéré le dos nu de la Vénus Rokeby de Vélasquez sous couvert de justice et d’égalité. Le fait est que les musées concernés, en tant qu’institutions publiques, consacrent la majeure partie des fonds alloués par l’Etat à la conservation et à la restauration des œuvres d’art, ainsi qu’à leur exposition. L’action de ces écologistes va donc à l’encontre de la mission de l’institution, qui est contrainte de fermer ses portes au public et de retirer l’œuvre des salles pour l’analyser et la nettoyer. Cela constitue in fine un manque à gagner pour le musée, qui fonctionne essentiellement grâce aux impôts du contribuable. Ironie, donc, pour des militants de gauche que de gaspiller le denier public en privant le peuple de son juste droit à la culture. En plus de ces frais, les musées souhaitent désormais renforcer leur dispositif de surveillance et de contrôle des visiteurs. Le musée Barberini, en Allemagne, compte imposer une politique « zéro sac, zéro manteau, zéro fluide » pour éviter tout incident. C’est alors la liberté et le confort de tous qui risquent d’être altérés à cause des extrémités de quelques-uns.
« L’art ou la vie ? »
La déclaration de Phoebe Plummer, la jeune femme qui s’en est prise aux Tournesols soulève un problème sûrement plus complexe que ce que la militante semble croire de prime abord : « Qu’est-ce qui a le plus d’importance : l’art ou la vie ? Est-ce que ça vaut plus que la nourriture ? Plus que la justice ? Êtes-vous plus inquiets par la protection d’une peinture ou par la protection de la planète et des gens ? ». A cette première question, fondamentale, tout esprit absolument matérialiste postulerait le primat de la vie sur l’art. Certes, ce dernier ne nourrit pas le corps, ne protège pas du froid et ne réduit pas les écarts de richesse. L’art n’est, au mieux, qu’un témoignage singulier et esthétique des époques passées, au pire qu’un instrument de domination des classes privilégiées sur une population laborieuse et inculte. Face à cette conception réductrice, celui qui aime vraiment l’art pour ce qui le rend unique parmi toutes les créations humaines ne peut que se tourner vers une vision contraire : l’art est plus important que la vie, car l’art transcende la vie et la rend supportable. Pourquoi les artistes de génie, les auteurs des plus grands chefs-d’œuvre, consacrent-ils l’intégralité de leur vie à leur quête de beauté, sacrifiant lors de ce processus toutes les contingences de l’existence ? Afin d’aboutir à un résultat proche de la perfection et faire preuve d’une virtuosité capable de bouleverser l’esprit et les sens de tous ceux qui verront l’acmé de leur technique. Mais si cette finalité n’était qu’esthétique, comme le revendiquent les artistes de l’Art pour l’Art, ce ne serait toujours pas suffisant pour dépasser la vie. Il faut que l’artiste, par sa maestria, parvienne à exprimer toute la violence et le tragique de l’existence afin d’élever l’âme de l’homme vers des réalités supérieures.
Oui, l’art est sacré : il rappelle à chacun sa condition de simple mortel tout en ouvrant la voie aux vérités métaphysiques. Au XVIe, siècle lorsque Grünewald représente un Christ en croix terrifiant de douleur, amaigri jusqu’aux os, hurlant à l’agonie tandis que son sang coule sur son corps décharné, il rend tangible cette fonction essentielle de l’art. Destiné à la commanderie d’Issenheim, ce retable donnait la force aux malades victimes du « Mal des ardents » d’affronter leurs insoutenables crises de gangrène et de convulsions sous le regard du Dieu miséricordieux, compatissant dans la souffrance. Mais le confort de la société moderne contribue à amoindrir la puissance de la vie et l’art perd alors son sens. C’est pour nous rappeler ces principes que l’art doit être préservé coûte que coûte et que la protection des chefs-d’œuvre passe, parfois, avant les besoins sociétaux.
L’art et la Nature, deux victimes du progrès ?
Les écologistes ont malgré tout raison sur un point, même s’ils en oublient la dimension transcendante : la Nature, en tant qu’elle relève de la création divine et contribue à la beauté du monde doit, être préservée de l’orgueil humain. Elle a bien souvent été, comme le rappellent les militants, la source d’inspiration des artistes et des poètes. Cet écrin, l’homme a le droit de le modifier dans la limite du raisonnable et du nécessaire afin d’adapter le milieu à ses besoins. Il n’a en revanche aucune légitimité à détruire le patrimoine naturel pour une quelconque quête de richesse ou de progrès. Car si une personne rationnelle est en droit de s’opposer au vandalisme militant, il est également juste qu’elle condamne une société productiviste et déracinante.
Un écologiste s’attaquant à la culture et un capitaliste prêt à tout pour bétonner une parcelle de terre œuvrent en fait au même but : enlaidir l’existence pour servir des intérêts égoïstes. Le premier craint sa propre mort, le second ne cherche que son enrichissement. Les deux font preuve du même nihilisme : celui de considérer l’homme comme seule finalité de la vie. Les deux s’extasient devant le déclin de notre civilisation, en glorifiant la médiocrité technique et intellectuelle de l’art contemporain et en détruisant les paysages pittoresques de notre pays. Alors à ceux-là qui pensent que tous les défis rencontrés par l’humanité ne peuvent avoir que des réponses uniquement matérielles, Dostoïevski apporte une formule métaphysique emplie d’espérance. Cette maxime, posée par un tuberculeux au prince Mychkine dans L’Idiot ne peut d’ailleurs être comprise sans prendre en compte la foi de son auteur dans la figure du Sauveur, qui incarne et mêle à jamais la beauté et la bonté en vue du Salut éternel : « La beauté sauvera le monde ».