Tribune : Sarah Knafo : c’est quoi, cette meuf ?

On ne surprendra personne si l’on dit que la droite française est un monde de mecs. « À nos chevaux, à nos femmes et à ceux qui les montent ! » n’est pas devenu par hasard le toast préféré des chiraquiens. Il y a un côté paillard dans cette droite, qui se serait volontiers passée de la présence des épouses aux banquets. Il y a la figure du Général, aussi, tellement centrale dans le village républicain, qui provoque des poussées de testostérone chez les garçons et rend modestes les ambitions des filles, car le képi ne leur va pas.

On a toutefois vu passer quelques contre-exemples. L’intouchable Simone Veil, bien entendu, mais elle était si sage, si réservée, qu’on ne pouvait l’imaginer sans chignon. Elle ne décoiffait rien ni personne. Depuis, c’est le désert, ou presque. Alliot-Marie ? On n’a jamais vu un cheval de bois gagner une course d’obstacles. Pécresse ? Elle a livré au Zénith de Paris, lors du lancement de sa campagne présidentielle, le pire discours de l’histoire de la Cinquième : game over. Morano ? Pousser des coups de gueule à tout va ne fait pas une grande figure. Dati ? En se pacsant avec la macronie, elle est devenue subventionneuse de rappeurs. Aucun Botox ne lui rendra sa magie d’antan. Décidément, le cheptel féminin de notre camp est peu excitant. Nous semblons condamnés à rester une histoire de mecs.

Il y a bien Marine, me direz-vous, mais elle est surtout le nouveau mâle alpha de Montretout. Et puis, son jumelage avec l’électorat communiste l’a dédroitisée en la dédiabolisant : elle n’est plus éligible par nous. Quant à Marion, on trouve en elle de la joliesse, bien davantage de prestance que chez sa tante, mais il lui manque cette étincelle de liberté qui rend les femmes irrésistibles, et même supérieures aux hommes.

N’oublions pas Marie-France Garaud. Voilà une grande dame de droite dans la France du XXe siècle. À vrai dire, elle fut la seule à s’être aventurée jusqu’au bout du concept. Marie-France était une femme de l’ombre dotée d’un flair en acier et d’un pouvoir d’influence considérable. Glaciale en surface, brûlante en dedans, Marie-France était ferme comme la morale et tranchante comme la politique. Il ne lui manquait qu’une chose : le packaging. Marie-France n’aimait pas sourire pour la photo. Amuser ne l’amusait guère. Elle avait le cœur d’un Trump, mais l’enveloppe d’un Juppé en jupe longue. La modernité étant sans égard pour ceux qui refusent de paraître, Marie-France sombra donc dans l’oubli.

L’affaire ne s’arrête pas là. Dernièrement a surgi Sarah Knafo. En un temps record, celle que les médias présentaient comme « la compagne d’Éric Zemmour » est devenue une figure, un personnage. La sphère politique parle d’elle comme d’une étrangeté, possiblement dangereuse. La carnassière Rima Hassan fuit à toutes jambes l’éventualité de débattre face à elle. Mais qui es-tu donc ?

Sarah Knafo naît dans le 93 d’une famille simple comme bonjour. Ici, pas de passe-droits. Je ne l’ai jamais entendue en parler, mais on peut lire dans la presse à scandale que le destin percute la petite Sarah à pleine vitesse lorsqu’elle a cinq ans, et que sa mère est victime d’une agression en pleine rue, dont les conséquences sont dramatiques parce qu’elle est enceinte d’un petit garçon. Le coupable ne sera jamais retrouvé. Sarah fait l’expérience de l’injustice, de la souffrance familiale, du désarroi et de l’impuissance. La blessure est profonde, de celles qui ne se referment jamais complètement. Lino Ventura disait que le cinéma moderne était médiocre parce que les gens qui le concevaient n’avaient rien vécu d’important, de douloureux, et n’avaient donc rien à raconter. On peut en dire autant des élites idéologiques de la droite. Parler de la détresse des Français, c’est bien joli, mais tant qu’on n’en a pas personnellement ressenti la morsure, en direct, sans distance ni sas de décompression, on ne sait pas de quoi on cause. Sarah donne l’air de savoir. Cette connaissance, cette compréhension, ont dû la suivre pas à pas.

Ado, Sarah est ambitieuse. On peut lire dans l’une de ses interviews qu’elle admire Marion quand elle la voit, à la télé, entrer à l’Assemblée, plus jeune députée de France. Admirer vous tire vers le haut. Sarah entre à Sciences Po, le genre d’endroit où sa famille n’a jamais mis les pieds. Le crescendo continue. Sarah entre à l’ENA, puis à la Cour des Comptes. La voilà magistrate. L’affaire pourrait s’arrêter là : ce serait déjà un genre de réussite républicaine, une indubitable preuve que l’ascenseur de la méritocratie est en parfait état de marche. L’affaire ne va pas s’arrêter là. Après avoir patiemment marché dans les traces des gens bien, Sarah va bondir hors du cercle et briser le compas. Elle va faire ce qui ne se fait pas : tapis ! À peine lancée dans une brillante carrière administrative, elle en sort et assume la montagne de risques y afférente.

Sarah se met en tête de faire élire Éric à la présidentielle 2022. Et là, plus rien n’est normal, ni balisé, ni confortable. La vie à l’abri des regards devient l’aventure en plein vent. Tempêtes en vue. Ils n’ont pas de parti, pas d’électeurs, pas d’alliés. Ils n’ont dans leur arsenal que l’énorme popularité médiatique du phénomène Zemmour. C’est trop peu, bien trop fragile ! Qu’à cela ne tienne. Sarah se révèle. Stratège, organisatrice, influenceuse, tacticienne, discrète, réseauteuse omniprésente et acharnée, elle bâtit en quelques mois une organisation qui plonge ses filets dans toutes les eaux de la droite française. Au début, le milieu ricane. Puis, il ne ricane plus du tout. Zemmour émerge dans les sondages. Il décolle dans les intentions de vote. Il plane trop haut dans le buzz républicain. Ça fait peur. LR grince. Le RN grogne. C’est l’hallali. Les coups vont pleuvoir comme jamais sur le couple et le parti naissant. « Il faut tuer le soldat Zemmour » devient le scénario de la présidentielle 2022. Sarah œuvre dans les coulisses comme Garaud derrière l’ascension de Chirac – sauf qu’entre Marie-France et Jacques, il n’y avait que de l’intérêt calculé, de la complicité cynique. Entre Éric et Sarah, il y a du romantisme. Cette épopée est un peu dingue. Complètement, même.

On connaît la conclusion. 2.485.226 Français ont voté pour Éric. Il a occupé les débats de la première à la dernière heure. Pour les militants, le score est une déception : en février, les sondages donnaient Zemmour au second tour. Mais 7%, quand on part de rien et qu’on a tous les autres contre soi, c’est un exploit. Les législatives seront une nouvelle déception. Il y a tout lieu de baisser les bras. On ne connaissait pas Sarah.

Reconquête apprend à vivre dans la position inconfortable de petit parti. Sarah monte Parents Vigilants, un maillage de lanceurs d’alertes luttant dans les écoles contre l’influence des LGBT et des wokes. Ça marche, on en parle, ça énerve. Sarah continue à peser sur le ronron général. Un an s’écoule. Arrive la campagne des européennes. Dans la trajectoire déjà passablement agitée de la jeune du 93, tout va basculer.

Début mai 2024. Reconquête patine dans la zone dangereuse des 5%, niveau sous lequel le parti pourrait sombrer : pas d’élus, pas de remboursement des frais de campagnes. Trop brouillonne, la campagne de Marion ne parvient pas à percer le mur de l’indifférence médiatique. En interne, on s’énerve, on s’inquiète, on s’invective, cela se sait. La presse se moque, Bardella et Bellamy se frottent les mains. Alors, Sarah se dit sans doute qu’elle ne peut pas ne pas faire tout son possible pour sauver la machine de guerre qu’elle a inventée de toutes pièces. Elle se lance. Elle devient numéro trois de la liste de Marion. Elle sort de son rôle de conseillère. Imaginez, au théâtre, un souffleur qui jaillit sans prévenir sur la scène. C’est incongru. Il a intérêt à être très bon : ça passe ou ça casse.

Il ne faut jamais croire aux miracles avant qu’ils n’adviennent. Mais fol, celui qui se refuse à les voir lorsqu’il les a sous les yeux. Le miracle advient. Sarah fait sa première télé chez Benjamin Duhamel. Dès la première question, il se jette sur elle avec des intentions ostensiblement hostiles. Il veut la déstabiliser, la gifler, la broyer. Et Sarah, contre toute attente, le renvoie dans ses buts avec un naturel confondant. D’une demi-heure d’un match extraordinairement tendu, elle sort victorieuse et décontractée, sifflotant presque, comme si la joute télévisée avait toujours été son métier, elle qui débute à peine. Quelque chose vient de naître. Quelqu’un est arrivé dans la droite française.

Les télés se succèdent. Hier, au Grand Jury de RTL, elle a asséné une leçon d’intelligence, de franchise et de savoir-faire qui a impressionné tous les observateurs. Vêtue d’une petite robe blanche éminemment jolie, souriante, elle a retourné les questions-pièges comme des crêpes, parlé de sécurité avec une assurance de ministre de l’Intérieur, évoqué la liberté économique comme Lisnard n’y parvient jamais, lui qui ne peut s’empêcher de parler des choses simples de manière compliquée. Elle séduit, elle convainc, elle fonce, avec une apesanteur rarement vue. À mes côtés sur le canapé, ma compagne me demande : « Comment tu la trouves ? » Je réponds : « Monstrueuse. »

Ah, je vous vois venir ! Je suis de parti-pris ! Je fais de la propagande ! Je raconte des bobards ! Pas du tout. J’ai passé ma vie entière à trouver insuffisants les politiciens de la droite française, quand ce n’était pas pitoyable, lamentable ou détestable. Personne ne m’empêchera de me réjouir à l’instant où je constate que ça y est, enfin, il y a une meuf à bord de mon camp politique et elle a l’âme d’une capitaine, l’élégance d’un corsaire et l’insolence d’une pirate. J’en redemande. Désolé pour le bruit.

Knafo a fait l’ENA. Ce n’est pas rien. Elle connaît le labyrinthe bureaucratique français. Elle a les moyens intellectuels de vaincre le Minotaure qui nous dévore depuis quarante ans. Je vois en elle une possible voie de sortie du socialisme. J’assume d’espérer encore une fois, la dernière.

Bref, Sarah, si éminemment féminine dans la forme comme dans le fond, est un mec, un vrai, avec qui l’on aimerait déjeuner pour palabrer sans fin sur l’imprévisibilité de l’existence, la splendeur du réel, la souffrance, et puis rire aussi, et même beaucoup – plutôt qu’avec Jordan, lequel ressemble davantage, regardez-le bien, à une machine à décevoir, et finalement très asexuée.

Je ne veux pas de promesses encravatées avec du gel dans les cheveux, un regard fixe et un sourire pincé : je sais que ces choses-là sont, tôt ou tard, pulvérisées par la réalité. Je veux l’élan vital. Je veux l’avenir en petite robe blanche, avec ce regard ironique qui ne recule pas devant un adversaire vicelard, et qui prend plaisir à le vaincre, et ce plaisir se voit. On a bien trop oublié, en France, combien jouissive peut être la politique. Avouons-le-nous : Bardella ne fait grimper personne aux rideaux. Il faut de la mauvaise foi pour croire en lui. Je veux plus que ça. Je veux la bonne foi. Je veux le jeu, le goût du risque et la victoire in extremis, je veux une droite qui assure de plaire, de séduire et de clouer le bec à l’Histoire, de mettre minable le socialisme, de redresser les mous et de réchauffer les tièdes, le tout en chantant. Je suis un Français, pas un sondé. Je veux une meuf qui renverse la table du jeu tellement lassant des garçonnets trop bien élevés. Je veux l’allure. Je veux une France post-Général. J’y ai droit. Je refuse de vieillir dans l’ombre molle de Jacques Chirac.

On ne surprendra donc personne si l’on dit que la droite française a un nouveau visage. Certes, c’est tout récent, et ça ne va peut-être durer que le temps de cette campagne européenne. Raison de plus. Il faut profiter tant que c’est là. Et puis, parfois, l’Histoire est élastique, et trois semaines peuvent durent deux ans, ou sept. Ziva, Sarah.

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Thomas G

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