L'Étudiant Libre

Henri Guillaumet : l’intrépide résistant de la Cordillère des Andes

« Ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait ». Ce sont les premiers mots bégayés par l’aviateur Henri Guillaumet, couronnement de sa marche forcée dans la Cordillère des Andes. Une traversée d’une semaine qui inscrit le meilleur ami de l’auteur du Petit Prince dans la légende.
Henri Guillaumet, l'intrépide résistant de la Cordillère des Andes
Henri Guillaumet, l'intrépide résistant de la Cordillère des Andes. Crédits : L'Étudiant Libre

Henri Guillaumet est l’un des héros de l’épopée aéropostale de l’entre-deux-guerres. Il est cité et représenté dans les feuilletons des années 30, dans les journaux d’Amérique du Sud, en Uruguay, en Argentine ou au Chili. Antoine de Saint-Exupéry, témoin direct de l’audacieuse percée entreprise par son ami, lui consacre des pages exceptionnelles dans Terre des Hommes, paru en 1939. Peu de temps après, Guillaumet est abattu en combat aérien. C’est cet ouvrage qui le fait entrer de plein fouet dans l’Histoire.

Cet épisode hors du commun surgit dans un contexte tout aussi hasardeux : celui des débuts de l’aviation aéropostale, qui transporte lettres et colis d’un bout à l’autre de la planète. Le parcours n’est pas anodin, puisque les pilotes survolent les cimes les plus hautes du monde et les canyons les plus redoutables. C’est pourquoi l’on fait appel à des professionnels, des casse-cous prêts à risquer leur vie pour faire honneur à cette innovation de taille.

À l’origine de cette aventure, les lignes Latécoère. Fortes de leur succès en Europe, elles inaugurent en 1927 une ligne postale aérienne dont le champ d’action atteint l’Amérique du Sud. Par manque de budget, l’ambitieuse société est rachetée par un industriel français établi sur place, un certain Marcel Bouilloux-Lafont. Celle-ci est alors rebaptisée Compagnie générale aéropostale, connue le plus souvent comme “ l’Aéropostale ”. Sous ses drapeaux défilent les plus grands noms des chevaliers du ciel : Antoine de Saint-Exupéry, Henri Guillaumet ou encore Jean Mermoz s’illustrent ainsi par leurs exploits. L’aéropostale libère le continent de son isolement en ouvrant des routes cruciales pour l’acheminement du courrier. Ainsi, en Argentine, on procède à l’ouverture des lignes Bahia Blanca – Rio Gallegos, Buenos Aires – Asunción, ou Buenos Aires -Santiago de Chile.

Pour assurer ces transports, la traversée des Andes est indispensable. Elle est assurée depuis 1929 par Guillaumet, entre Mendoza et Santiago. Il survole régulièrement les cols de la Cordillère et ses sommets culminant jusqu’à 6 500 mètres. Une véritable épreuve quand on connaît l’agressivité du blizzard andin et les faibles performances de l’aviation de l’époque.

Henri Guillaumet est un modèle pour les élèves de l’école de Didier Daurat, celle-là même qui a formé la plupart des pilotes de la Compagnie générale aéropostale. C’est là que Saint-Exupéry rencontre celui qui deviendra son « indéfectible ami », comme il le relate lui-même dans Terre des Hommes. Un ami qui fera de lui un pilote confirmé et qui lui enseignera les meilleures astuces pour faire de l’avion un engin qui ne peut plus rien refuser à l’homme qui le conduit.

« N'ayant pas été repéré, je pars vers l'Est. Adieu à tous.
Ma dernière pensée sera pour ma femme. »

Henri Guillaumet

Le 13 juin 1930, l’appareil d’Henri Guillaumet, un Potez 25, décolle comme à l’accoutumée avec à son bord des dizaines de sacs postaux à destination de l’Argentine. Le mois de juin est l’un des mois les plus enneigés de la région andine. Henri le sait, mais il agrippe fermement ses commandes : l’avion lui obéit, il a confiance. Il sait que la traversée des Andes est périlleuse, mais il n’a jamais refusé ce parcours qui lui offre les panoramas les plus féeriques et surtout la fierté d’avoir tenu tête au blizzard et aux pics. Cependant, il semble que ce matin-là soit différent. Alors qu’il survole le versant chilien des Andes, une violente tempête de neige l’oblige à ralentir son allure. Un véritable déchaînement de flocons et de glace. Pris au piège des vents rabattants, Guillaumet est forcé de se poser à 3 500 mètres d’altitude. Mais à peine a-t-il effleuré le sol qu’une couche de 80 centimètres de neige fait capoter son avion qui glisse dangereusement jusque sur les berges de la Laguna Diamante, au fond de l’ancien volcan du Maipu. Le pilote connaît bien ce lac de 70 mètres de profondeur et de 7 kilomètres de long. Il le connaît bien, mais depuis le ciel.

Guillaumet décide d’attendre la fin de la tempête et se terre alors au milieu des sacs postaux 48 heures durant. Il ne peut sortir de son appareil sans se faire renverser par une rafale. Au-dessus de lui, il entend les moteurs de ses amis qui le cherchent déjà. Mais les impitoyables bourrasques le cachent aux yeux du monde tandis que son avion est quant à lui désormais inutilisable. Une seule solution se présente à son esprit : marcher, quitter cet univers démonté coûte que coûte pour ne pas être englouti par la tempête qui refuse de se calmer. Il enfile son pardessus et sa combinaison de cuir. Aux pieds, des chaussures de ville recouvertes de fourrure, mais sans semelles de cuir, donc totalement inappropriées pour la marche. Des gants, un serre-tête, une boussole, une lampe de poche, un réchaud à alcool, des allumettes et de maigres provisions : deux boîtes de sardines, une conserve de bœuf, deux boîtes de lait condensé, quelques biscuits et une demi-bouteille de rhum. Au moment de son départ, il laisse une inscription sur une aile de l’avion : « N’ayant pas été repéré, je pars vers l’Est. Adieu à tous. Ma dernière pensée sera pour ma femme. » Puis il se met en marche.

C’est un périple hardi qui l’attend. Il foule un mètre de neige et fait face au blizzard furieux durant cinq jours et quatre nuits. « Saignant des pieds, des genoux et des mains, par quarante degrés de froid, sans piolet, sans cordes, sans vivres, escaladant des cols de 4 500 m en progressant le long des parois verticales. Vidé peu à peu de son sang, de ses forces, de sa raison », comme le rapporte l’auteur de Terre des Hommes. Il ne s’accorde aucun repos, car la moindre halte lui serait fatale. Il s’empêche de penser, ou alors se force à penser à autre chose, à ses amis, à sa femme, aux belles heures passées au milieu de ceux qu’il aime. Il les reverra, oui, il en est certain.

Pourtant, dans la neige, on perd vite tout instinct de conservation, comme il le confiera plus tard. Il recherche le sommeil à tout prix. Il pense cependant à son épouse qui « si elle croit que je vis, elle croit que je marche », tout comme ses amis. Il sait qu’ils ont tous confiance en lui, il serait égoïste de les décevoir. Cent fois, il pense à abandonner. Il entend bientôt son cœur qui fatigue et qui bat par soubresauts inquiétants. Le temps et les conditions naturelles finissent par avoir raison de sa lucidité, mais il sait que pour les pilotes, dans le cas d’une disparition, la mort légale est différée de quatre ans. Sa femme serait alors privée de moyens de subsistance. Il pense donc à se traîner jusqu’à un rocher émergeant du tapis de neige, à caler son corps dessus pour que l’on puisse le retrouver une fois l’été venu. Mais son instinct de survie le fait réagir, il retrouve l’énergie, entaille au couteau le cuir de ses chaussures pour soulager ses pieds gonflés et gelés, et repart pour deux jours et deux nuits encore.

La mémoire lui fait de plus en plus défaut. Il laisse tomber sa montre, son canif, sa boussole. Il sent à plusieurs reprises son cœur s’arrêter. « Ce qui sauve c’est de faire un pas, encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence », telle sera sa devise pendant ce chemin de croix.

« Si elle croit que je vis, elle croit que je marche. »

HENRI Guillaumet

Enfin, telles les portes du paradis, les premières pentes déneigées apparaissent. Que n’a-t-il rêvé de cet instant béni ! Il peut maintenant s’écrouler, il a relevé le défi. Un petit berger – Juan Gualberto Garcia – et sa mère l’aperçoivent le long du ruisseau Yaucha, à plus de 60 kilomètres de son avion. Le ramenant à cheval jusqu’à leur village, le Puesto Cerro Negro, ils courent alors prévenir les secours qui le recherchent depuis sept jours. À peine l’alerte sonnée, Saint-Exupéry et deux mécaniciens, Lefebvre et Abri, sautent dans un appareil et volent à toute allure vers une route de montagne, pour ramener quarante minutes plus tard un Guillaumet quasi délirant à Mendoza. C’est un immense soulagement pour ses amis et même pour les habitants de la région qui suivaient depuis les journaux l’avancée des recherches. L’euphorie de la foule qui attend le héros de la Cordillère des Andes est éloquente.

Quelques mois plus tard, en décembre 1930, après la fonte des neiges, une équipe de chercheurs menée par don Pastor Lima ramène l’avion retrouvé encastré dans le sol. Les sacs de courrier qui s’y trouvaient sont aussitôt acheminés, accompagnés de la mention « retard dû au service ». Cet accident était survenu lors de la 92e traversée de Guillaumet. Mais le pilote n’est pas découragé. À peine rétabli, il reprend ses fonctions. Et pour se rendre plus disponible, il s’installe avec sa femme au pied de la Cordillère.

Henri Guillaumet aura accompli en beauté 393 traversées de ces monts redoutables. Le surnom qu’on lui prête depuis ce mois de juin 1930 est révélateur de ce grand nom de l’Aéropostale : « l’ange de la Cordillère ».

Pétronille de Lestrade

Pétronille de Lestrade

Henri Guillaumet : l’intrépide résistant de la Cordillère des Andes
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